La coalition anti-Kadhafi est-elle aussi « enlisée » qu’on veut bien le croire et que le disent ceux qui, comme Claude Lanzmann, trouvent le temps long et tournent casaque ? Je pense, pour ma part, que non. Et entends témoigner, ici, de retour d’un nouveau séjour à Benghazi, des raisons qui me font espérer.

L’armée des chabab, cette armée de civils dont l’inexpérience a pu avoir, en effet, de fâcheuses conséquences. J’ai été admis, dans les faubourgs de Benghazi, dans deux camps d’entraînement. Le « Camp des victimes du 17 février », où se trouvaient trois cents hommes, de tous âges, en train d’apprendre à saluer, présenter armes, obéir pour, ensuite, par petits groupes, s’exercer à tirer, courir, se rassembler, se disperser, envoyer une grenade fumigène après l’opération, ramper en patrouille. Et puis, ensuite, plus à l’est, le camp Abouatni, où l’on forme les forces spéciales : escalade ; simulation de sauts en parachute ; tests d’endurance ; corps à corps. « Depuis com- bien de temps êtes-vous là ? demandé-je à Abdeslam Nasser qui est arrivé d’Australie où il vendait des téléphones mobiles. — Je suis arrivé le 21 février, au tout début. — Vous vous êtes battu ? — Pas encore. — Pourquoi ? — Parce que l’entraînement dure quatre semaines et que… » Son officier, qui s’est approché et qui est le seul à porter l’uniforme, enchaîne : « … et que le côté rodéo sur l’autoroute vers Tripoli, c’est fini ; ici, on construit une armée vaillante, performante et capable, le moment venu, de prendre le relais de vos frappes aériennes. »

L’armée des chabab encore. L’improvisation sympathique mais qui leur a coûté si cher et dont je ne suis pas sûr, non plus, qu’elle soit toujours la règle. Je suis à Ajdabiya avec le jeune commandant Khaleed Bellal qui, fort de deux fois cinquante hommes répartis des deux côtés de la route, tient la ligne de front. Des sous-officiers viennent le trouver. « Chef, les kadhafistes ont reculé ; nous pouvons sortir et pousser vers Brega, Inch’Allah. — Pas question, répond Bellal ; vous continuez de fortifier vos lignes, de creuser votre tranchée, de consolider ce monticule qui nous met à l’abri des obus Grad. — Tu dis ça parce que tu es de Benghazi et que tu ne penses qu’à protéger ta ville ; nous, on est de Syrte ! — Je dis ça parce que, si on prend Brega, on la reperdra demain ; alors qu’on ne peut pas perdre Benghazi car, dans ce cas, on aura tout perdu ; pas de discussion ; à vos postes… » La scène est monnaie courante. Elle atteste d’un souci tactique, voire stratégique, qui est une donnée nouvelle de cette guerre et qui change tout.

Le lien entre cette armée de civils et l’embryon d’armée régulière constituée d’officiers transfuges de Tripoli. L’une fournit 90 % des hommes déployés sur le terrain. Les autres ont la main sur les stocks d’armes venus du Qatar et qui débarquent désormais de nuit sur l’aéroport de Benghazi. Or, de ce lien vital et dont la solidité est un des gages de la victoire, voici une preuve. Je suis en compagnie du patron de l’armée des chabab, Mustafa El-Sagezli, et du général en chef de l’armée régulière, Abdel Fattah Younès. Et j’apprends, de la bouche de l’un et de l’autre, que c’est le premier qui, dans les jours cruciaux des 21 et 22 février, négocia le ralliement du second. L’histoire est belle et de haute portée symbolique. El-Sagezli va voir, sans armes, dans sa caserne, le général en chef Younès qui est encore, alors, l’homme fort de l’ancien régime. Il lui apporte, validée par les juristes clandestins du futur CNT, une offre d’alliance écrite. Quand, de conversation secrète en rendez-vous à haut risque, il a fini par le convaincre, non seulement de ne pas tirer sur les manifestants, mais de les rejoindre, un lien s’est tissé qui est un lien de vie et de destin et qui, de nouveau, renforce le camp insurgé.

Les frappes. J’ai eu le privilège d’être admis dans la control room de l’état-major de la Libye libre. J’ai pu y consulter le livre de bord où se trouve consigné l’historique des opérations demandées par les Libyens et mises en œuvre par la coalition. Et j’ai clairement vu qu’il y a eu une première phase : celle où chaque pays avait la maîtrise de ses avions et où, entre le moment où Younès et son adjoint, le général de brigade Abdeslam Alhasi, donnaient la position d’une pièce d’artillerie et le tir qui la neutralisait, il s’écoulait à peine une heure. Puis une deuxième phase qui s’ouvre avec le passage du commandement à l’OTAN : le délai moyen devient de sept heures – tout le temps qu’il faut à la « cible » pour bouger, voire disparaître ou se fondre au milieu des civils. Et puis une troisième qui va commencer ces jours-ci et dont le dispositif fera, très vite, sentir ses effets : simplification, côté libyen, d’une chaîne d’alerte qui impliquait, jusqu’ici, trop de relais ; et admission, dans la control room, d’officiers de liaison français, anglais et, avec plus de réticence, italiens. Nous sommes au lendemain de la « bavure » qui a fait bombarder la seule et unique colonne de chars insurgée et qui devrait, d’ailleurs, faire l’objet d’une enquête diligentée par le CNT. « Un jour nous saurons tout, me dit, d’un air entendu, le général Alhasi. Mais, pour l’heure, gagnons du temps : que Sarkozy et les autres reprennent les manettes et nous ne subirons plus jamais pareil désastre. » C’est, peu ou prou, ce qui est en train de se passer. Et c’est une autre raison d’optimisme.

Les villes encerclées de l’Ouest. On connaît la brutalité du carnage qui s’y déroule. Ce que l’on sait moins et qui est, pourtant, essentiel c’est que ces villes martyres sont aussi des villes qui résistent. Je suis sur le port de Benghazi où les rebelles accueillent un chalutier venu de Misrata et bourré de blessés et de réfugiés qui ont fait trente-six heures de traversée dans des cales étouffantes. Et je reviens, plus tard, quand on transborde la cargaison-retour : des caisses d’armes de poing cachées sous les packs de lait en poudre ; quatre RPG-7 tueurs de chars ; un Milan filoguidé ; un lanceur de missiles air-sol pris sur un hélicoptère kadhafiste et bricolé pour équiper un pick-up. « Vous voyez, blague le capitaine qui s’apprête à appareiller et à livrer son matériel aux vingt commandos qui sont déjà à pied d’œuvre dans Misrata. Ce sont des armes nouvelles. Il faudra, après la guerre, songer à les breveter… » En attendant, on tient là l’une des clefs de l’étonnante résistance des villes encerclées et, demain, pour peu que nous les aidions, de leur capacité à passer à l’offensive. C’est, encore, un fait.

Les infiltrés du kadhafisme. Elle existait, cette cinquième colonne. Ce n’était pas un mythe, il y avait bel et bien des cellules dormantes qui attendaient leur heure et la crurent venue, le matin du 19 mars, jour de la première frappe française sur les quatre premiers chars en train d’entrer dans Benghazi. On en trouve des éléments dans la prison de fortune du « Camp des victimes du 17 février » où l’on a conduit quelques-uns de ceux qui sortirent trop vite à l’air libre et furent capturés. Les organisations humanitaires leur rendent régulièrement visite. Ils semblent honorablement traités. On les nourrit, ironie du sort, avec des rations made in Turkey prises à l’ennemi. Mais l’information essentielle est celle-ci : le clan Kadhafi a perdu ses agents doubles ; il s’est privé de l’arme secrète, capable de frapper les insurgés dans le dos ; et cela aussi est une bonne nouvelle.

Et puis, enfin, la politique. On glose, ici ou là, sur les rivalités tribales qui déchireraient irrémédiablement la Libye et seraient une autre cause d’enlisement. Or je dois, là aussi, témoigner de ce que j’ai vu : dans la ferme du Dr Almyhoub, membre du CNT et président du « Conseil des sages et des dignitaires », un grand rassemblement des chefs ou représentants des trois cents tribus de Libye. Il y a là, magnifiquement chamarrés et venus dire, ensemble, leur refus du despotisme ainsi que leur attachement à une Libye indivisée, les chefs des tribus de Cyrénaïque et de la Montagne verte. Ceux de Misrata, Zaouïa, Zintan, les villes martyres. Mais aussi, et c’est l’événement, des représentants de tribus prétendument alliées au régime : Zouara ; Nalout ; Zintan ; un émissaire de Tadjourah, à l’est de Tripoli ; un envoyé des Alnadahi Alarbah, une tribu proche de l’aéroport de la capitale ; un Alfourtan, cette tribu de la région de Syrte dont Kadhafi a fait exécuter, à Ras Lanouf, plusieurs officiers qui refusaient de tirer sur le peuple. À croire que la sauvagerie des mercenaires kadhafistes, loin de diviser les insurgés, les soude. Et à croire que le temps, ici aussi, joue pour le parti de la liberté.

Plus que jamais, tout l’indique : la Libye libre, avec ses alliés, peut l’emporter sur le tyran.


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