GILBERT COMTE : Quand tant de gens annoncent la mort de Marx, vous semblez croire à l’avenir d’un certain marxisme. Pourriez-vous vous expliquer à ce sujet ?

BERNARD-HENRI LÉVY : C’est une question un peu compliquée, à quoi je répondrai deux choses. La première : que Marx n’est bien entendu pas mort et que je n’ai, pour ma part, jamais rien prétendu de semblable. Pas mort pour les Chinois, les Russes, les Cambodgiens. Pas mort pour cette moitié de l’humanité qui, peu ou prou, vit sous sa loi. Pas mort non plus pour l’autre moitié où, comme en France et en Italie, il alimente les nouvelles idéologies dominantes. Bon. Cela, c’est clair. Il suffit de regarder et d’écouter autour de soi.

Mais la seconde : que ce Marx bien vivant, ce n’est pas celui qu’on croit et dont disputent les intellectuels. Ce n’est pas le Marx du Capital, rigoureux et scientifique. Mais c’est une vulgate, diffuse dans le corps social. C’est une pensée à l’état gazeux, toute tramée d’incohérences. C’est un corps démembré qui survit à ses amputations (dictature du prolétariat en France) comme à ses greffes (théocratie en Italie). Non pas donc le discours spécifique et dogmatique que nous lisons dans les traités. Mais un ensemble de principes flous qui constituent, grosso modo, la forme moderne du machiavélisme, la version remise à jour de l’ordre et de la police.

Pratiquement, cela veut dire que mon « antimarxisme » n’a rien à voir avec celui des érudits et des notaires de droite ; que je me fiche de savoir si oui ou non le Goulag est contenu dans les Grundrisse. Le marxisme qui m’intéresse est beaucoup plus analphabète – c’est cette nouvelle prose du monde que parlent, parfois à leur insu, les Jourdains ventriloques qui peuplent les États modernes.

Si j’insiste là-dessus, c’est que c’est peut-être l’origine de la plupart des malentendus qui faussent le débat depuis six mois. On dit toujours : les nouveaux philosophes dénoncent le stalinisme et le marxisme. Or, pour ma part, je dis : je ne dénonce ni le « stalinisme » ni le « marxisme ». Je ne dénonce pas le « stalinisme », car c’est un mot forgé par Trotski, Khrouchtchev et d’autres, pour escamoter, dans le mirage d’une « déviation », le bien réel problème de l’existence de fascismes rouges. Je ne dénonce pas le « marxisme-léninisme », c’est un mot forgé par Staline, Jdanov et leurs oublieux disciples, pour escamoter, derrière le rideau d’une académique scientificité, le bien réel problème des formes modernes de la dictature.

Au risque de provoquer : le « stalinisme » n’existe pas, c’est un concept marxiste ; le « marxisme » n’existe pas, c’est un concept stalinien ; ce qui existe, en revanche, sous ces deux noms d’emprunt, c’est une figure bien connue, mais remise au goût du jour et à quoi il est urgent, plus que jamais, de résister : la figure du politique et de ses conceptions du monde.

Saint-Just plutôt que le Capital

G. C. : Depuis quelques années, les intellectuels, au sens large, reprochent à la technocratie au pouvoir de n’avoir aucune valeur en dehors de la technique ou de l’économie. Or, rappellent-ils, l’homme ne vit pas seulement de pain. Cependant, pour le plus grand nombre, le pain suffit désormais. Les valeurs, les idéologies dépérissent sans soubresauts dramatiques. En revanche, malgré ou à cause des fermetures d’usines, les mots « croissance », « production », « développement », gardent apparemment toute leur puissance, toute leur magie. N’est-ce pas humiliant pour vous et pour les nouveaux philosophes ?

B.-H. L. : Oublions un instant, voulez-vous, les philosophes anciens ou nouveaux. Il y a longtemps qu’ils ne sont plus le sel de la Terre. Longtemps aussi que l’histoire a renoncé à veiller à leur gloire ou à leur humiliation.

Quant au fond de la question, je pense personnellement l’inverse. Non pas : la technocratie est un régime sans valeurs, sans pitié sans croyances. Mais : rien n’est plus pieux qu’un technocrate ; nul régime n’est plus acharné à faire croire que la technocratie ; jamais l’Occident ne s’est tant nourri de mythes et de valeurs que depuis l’avènement des managers et des bureaucrates.

Prenez par exemple cette fameuse « Administration » sans âme et impersonnelle que se plaisent, à décrire tant de Kafka au petit pied : d’où tient-elle son pouvoir sinon d’un stock de croyances dont Pierre Legendre a montré qu’elles viennent du plus profond de notre tradition, c’est-à-dire des textes canoniques de l’ancien droit pontifical. Prenez l’exemple de la publicité, fin mot du « management » : d’où tire-t-elle, elle aussi, son efficacité sinon des divines images qu’elle met subrepticement en œuvre et autour desquelles vient se sublimer toute une obscure libido, une sarabande infernale de pulsions ? L’exemple encore de la « croissance », de sa « magie », comme vous dites : comment ne pas voir que cette magie n’embrase les cœurs que parce qu’elle retrouve et laïcise tout le stock de valeurs qui supportait l’idée de Providence ?

De sorte que je ne pense pas que nous vivions la fin des idéologies, mais que nos sociétés au contraire croulent sous l’idéologie, qu’à défaut d’État total y règne un discours total. Je ne pense pas non plus que le « pain » suffise aux égarés du temps présent, car le pain que nous mangeons est pétri dans le rêve, le fantasme, la mythologie. Des mythologies immanentes bien sûr, menue monnaie du Dieu mort, icônes et idoles de sa majesté détrônée, mais des mythologies tout de même qui font, avec le marxisme, la religion du siècle. Tout cela est dans Saint-Just, véritable fondateur de l’État moderne, et dont je recommande la lecture au moins autant que celle, un peu lassante, du Capital.

G. C. : L’économie, la technique ne résorbent-elles pas pour la première fois et très largement la tragédie de l’histoire, du moins dans nos sociétés occidentales, où la bombe atomique interdit la guerre étrangère, où le dépérissement des espérances révolutionnaires rend les révolutions irréelles ? N’allons-nous pas, vraiment, vers une société de pain et de jeux ?

B.-H. L. : Non, décidément, je ne le pense pas ! Ce qui est vrai, c’est que nous allons vers un monde où la liberté sera comme une vieille rengaine chantée au son d’orchestres de bagnards. C’est que, entre l’Est et l’Ouest, le choix ne nous est laissé qu’entre le pain dans l’esclavage et la liberté dans la misère. Mais je ne vois pas que le tragique soit par là « résorbé » ; il devient l’ultime et morbide pâture de ces immenses troupeaux d’hommes qu’encadrent les États modernes. Je ne vois pas non plus que nous allions ainsi « vers une société de pain et de jeux » : la vérité du siècle c’est encore et toujours la guerre, les massacres de masses, le génocide légitimé.

Si j’avais à définir la tragédie contemporaine, je citerais ce commandement qui semble bien être celui du temps : mourez, mourez encore, la mort absolue est la fin, l’objectif présent, de l’humanité. Et si je voulais caractériser, par exemple, l’actuelle flambée de terrorisme en Europe, je dirais que les terroristes d’aujourd’hui sont les premiers à avoir grandi à l’ombre d’Hiroshima, à l’âge d’États surpuissants tenant entre leurs mains les outils d’un suicide collectif et planétaire. Mais ça, c’est encore une autre histoire…

Entre la servitude et l’allégeance

G. C. : Le dixième anniversaire de mai 68 arrivera d’ici quelques mois. Toute l’effervescence, tous les mouvements contestataires surgis au cours de ces folles semaines, sont retombés ou à peu près. Leur explosion fut-elle le premier mouvement de révolte contre la tyrannie moderne des ordinateurs ou des cadres, ou le dernier soubresaut de la liberté expirante ?

B.-H. L. : Les deux probablement, mais autre chose encore qui me semble plus décisif : la première révolte anticommuniste de masse dans un pays d’Europe occidentale. Le P.C. et la C.G.T. sont perçus sous un jour neuf : partie intégrante de l’appareil d’État. Leurs chefs et leurs idéologues sont, à tort ou à raison, perçus comme les teints, les hérauts d’une nouvelle droite. Toute une génération s’avise que c’est là que se fomente et se perpétue le moderne idéal de l’État. Résultat : la gauche, dans son ensemble, sort traumatisée de l’événement, dont elle ne récupère que le pire, la gangue et la phraséologie marxistes. Une nouvelle extrême gauche naît, qui rompt pour la première fois le jeu des allégeances honteuses et de mimétismes pervers : en Italie Bologne, en France l’écologie.

G. C. : Vous souhaitez l’avènement d’intellectuels non plus conducteurs des masses ou conseillers du prince, mais artistes et moralistes. Dans une société de diplômes et de salariat, de tels hommes peuvent-ils simplement apparaître sans devenir les Spartacus de l’intelligence hors de tout confort et de toute sécurité ? En d’autres termes, l’intelligence peut-elle jamais être autre chose que servante ou révoltée ?

B.-H. L. : Personnellement, je trouve surtout insupportable que les intellectuels d’aujourd’hui vivent dans un monde où l’on sommerait Hamlet d’exhiber sa fiche de paie et Antigone de renoncer à son héritage. Je trouve insupportable, de la même manière, que les intellectuels en soient réduits, pour décliner leur identité, à montrer leur bulletin de vote et, en fait, à s’aligner. Il y a là le double symptôme, matériel et moral, d’une entreprise de soumission, de normalisation des intelligences.

Que l’on n’aille pas s’étonner, après cela, que la majorité des intellectuels en France, à quelques rares et illustres exceptions près, se soient ralliés à la bannière du programme commun. Que l’on ne s’étonne pas non plus qu’en Italie le statut d’un intellectuel de gauche anticommuniste soit pratiquement intenable et qu’il faille, pour survivre et travailler, en passer par les défilés d’une révérence au parti. De sorte que je crois, comme vous, que le choix est toujours entre la servitude et l’allégeance. Mais, sur l’issue de ce choix, je suis relativement pessimiste.

G. C. : Le mot « imposture » revient sous votre plume avec une fréquence et une vivacité particulières. L’époque vous semble-t-elle particulièrement riche en impostures heureuses et en imposteurs triomphants ?

B.-H. L. : Oui, mais ce n’est pas nouveau. Le temps des désillusions va presque toujours de pair avec le retour des sophistiqués. Quand les idéaux sont morts, c’est sur leurs sépultures que choisissent de venir danser les chantres du semblant. Toujours sur les autels désertés que se tiennent les messes jubilatoires des gais savants et joyeux lurons. Il m’arrive d’imaginer que nous sommes à Athènes, au quatrième siècle avant Jésus-Christ. Que tous ces discours allègres qui surgissent d’un peu partout, ce sont ceux des sophistes grecs dont le fantôme revient nous hanter. Et si j’en parle avec la « vivacité » que vous dites, c’est que l’histoire nous enseigne que, quand le chœur des bouffons tient la place publique, c’est que les trente tyrans ne sont pas loin…

G. C. : Vos propos ressemblent souvent à ceux d’un homme abstrait, sans enracinement historique national précis. Vous paraissez agir, penser en ressortissant d’une Internationale des clercs comme d’autres appartiennent à l’Internationale de l’électronique ou du cacao. On voit bien à quel temps vous appartenez, moins nettement à quel espace. Pour vous, la France, l’Europe sont-elles des ères historiques déjà closes ou des corps toujours vivants ?

B.-H. L. : Très franchement, la France et l’Europe ont toujours été pour moi des êtres de raison, des noms un peu exotiques, corps sans âmes ou âmes sans corps, ères historiques closes avant que je les eusse vraiment ouvertes. Cela tient probablement à quelques détails de ma biographie dont je préfère vous faire grâce. Mais aussi à des raisons plus générales qui touchent, elles, à l’époque.

Vous me dites : « On voit bien à quel temps vous appartenez, moins nettement à quel espace. » Je crois qu’en fait ça veut dire : le temps existe, qui est la forme a priori de notre sensibilité, la demeure d’élection où désormais nous séjournons ; l’espace, lui, n’existe plus, d’où nous nous sommes expatriés et qui n’est plus que nostalgie. Ou encore : quand une civilisation fait du progrès sa religion et que cette religion nous gorge de technique, la géographie disparaît, elle meurt d’une indigestion d’histoire. Nous vivons dans l’atonie d’une terre ravagée et dévastée dont le moindre fragment devient chantier d’exploitation, dont le moindre lieu concret devient simple matière du grand œuvre progressiste.

Le capitalisme c’est, comme chacun sait, la folle rotation d’objets indifférents, de marchandises équivalentes, réduites à leur pur signifiant : c’est aussi, de la même manière, la morne rotation de lieux interchangeables, de lieux qui ne sont plus que des places, arasées et identifiées. Alors, là-dedans, comment s’y retrouver ? Larbaud et Morand aujourd’hui iraient aux États-Unis faire des conférences dans les universités. Byron et Mme de Staël, inventeurs du voyage, feraient du tourisme intellectuel…

G. C. : Vous écrivez dans un français compact avec un désir manifeste de force et d’élégance. En un mot, vous croyez au style. Quel rôle lui assignez-vous dans une époque où la laideur, la confusion du langage triomphent si souvent ?

B.-H. L. : Je suis probablement moins sensible que vous à cette laideur et à cette confusion. Je trouve que nous avons un certain nombre de grands écrivains. Et des philosophes aussi qui écrivent dans une langue superbe. Cela dit, en ce qui me concerne, je crois que mon rapport à la langue me tient lieu de géographie, justement. Je crois que la langue française est à la fois ma plus chère maladie et ma seule patrie possible. L’asile et l’antre par excellence. L’armure et l’arme par excellence. Un des lieux, en tout cas, où je me tienne en ce monde.

Alors, oui, bien sûr, c’est important la langue, c’est important le « style ». Non point comme ornement du discours, supplément et enflure du geste. Mais comme propédeutique du cœur et pédagogie de l’entendement. Il a fallu aussi un style pour rendre sensible cet « Archipel » que chacun savait sans le croire depuis vingt ou trente ans. Il faut un style pour montrer les monstres qui rôdent dans l’inconscient historique d’une époque. Un style, enfin, pour résister à l’empire dans les têtes de la raison politique. L’exigence éthique doit toujours se doubler d’un pari sur l’esthétique.


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