Est-ce le signe d’un déclin du roman qui ne suffit plus à canaliser les énergies de l’imaginaire, ou un certain désenchantement vis-à-vis de l’art, les écrivains éprouvent de plus en plus le besoin de s’engager dans les combats du siècle. On dira que ce n’est pas nouveau : Voltaire, Benjamin Constant, Chateaubriand, Hugo, Vallès, Barrès, Péguy, Gide puis, d’une manière sensiblement différente, Malraux, Camus ou Drieu la Rochelle ont mis leur talent au service de la réalité politique et sociale de leur époque. Ils en ont retiré parfois un surcroît de gloire, souvent des haines, et toujours une atmosphère de malentendu qui a pu desservir leur œuvre. Aujourd’hui, c’est le drame bosniaque qui suscite les passions. Le monde intellectuel s’est enflammé : il y a d’un côté les partisans de la République bosniaque avec Bernard-Henri Lévy, Jacques Julliard, Jean-François Deniau, Daniel Rondeau ; Alain Finkielkraut s’est prononcé, lui, en faveur des Croates, et du même coup Peter Handke, Wladimir Volkoff et Patrick Besson ont accordé leur sympathie aux Serbes.

Cet engagement des intellectuels n’a pas que des raisons humanitaires, sinon pourquoi privilégier le drame bosniaque au détriment de l’écrasement des Kurdes, de l’épouvantable massacre des Tchétchènes et de la guerre civile qui déchire le Soudan, qui n’ont pas soulevé la moindre réprobation de leur part ? Pourtant il s’agissait aussi de civils massacrés par un pouvoir brutal qui noyait dans le sang de civils désarmés de légitimes revendications nationales et culturelles. Est-ce parce que ces peuples sont géographiquement plus éloignés de nous ? Ou y a-t-il une vérité en deçà du Bosphore et du Niémen et une erreur au-delà ? L’indignation ne franchit pas toutes les frontières. Surtout, ce qui étonne de la part d’hommes comme Bernard-Henri Lévy animés par un évident souci humanitaire, c’est la caution de l’intelligence et de la morale apportée à des hommes surarmés, et suspects eux aussi de crimes contre des populations civiles innocentes.

Lévy a vu dans la Bosnie sa guerre d’Espagne comme Malraux avait sans doute trouvé son inspiration dans l’aventure du colonel Lawrence qui lui-même pensait à Byron qui lui-même… Les mythologies littéraires se fécondent entre elles mais les enjeux sont aujourd’hui plus confus. L’écrivain dont Lévy se rapproche curieusement le plus c’est Barrès. Certes les œuvres et les styles sont différents, mais pas l’attitude ni ce qui la fonde : même scepticisme, même énergie, même désir d’action ; une semblable abdication d’une intelligence ouverte qui les portait naturellement vers la tolérance au profit des nécessités du militantisme. En forçant un peu, on pourrait presque dire qu’avec Izetbegovic, Lévy a trouvé son général Boulanger ou son Foch. Lévy, comme Barrès, a compris que l’écrivain ne transforme plus le monde par son art ; il doit, s’il veut trouver un écho, être sur la place publique, dans les assemblées, monter au créneau des grandes causes – nationalisme pour Barrès, internationalisme et cosmopolitisme pour Lévy.

La réalité ronge chaque jour un peu plus ce fragile polder de la fiction, du romanesque, de l’art, construit pour transférer dans l’imaginaire et la beauté ce besoin des hommes de s’évader des médiocrités et des blessures de la vie. On exige de l’écrivain – et celui-ci s’y prête – de justifier ses livres par l’action, de cautionner ses idées par des actes, de payer de sa personne en apparaissant comme non plus un antidote au réel mais comme un héros des grandes fresques politiques et sociales que nous présente la vie quotidienne. Qu’elle semble loin l’époque où Oscar Wilde s’exclamait : « Seule la beauté est morale. »


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