Entretien publié dans L’empreinte Beauvoir. Des écrivains racontent, L’Harmattan, coll. Ouverture philosophique.
LILIANE LAZAR : Quand et comment avez-vous découvert l’œuvre de Simone de Beauvoir ?
BERNARD-HENRI LÉVY : Oh, il y a très longtemps. A travers ma mère qui venait elle-même de découvrir, dans l’éblouissement, Le Deuxième Sexe. C’était le début des années 60. J’avais 13 ou 14 ans. Et j’ai tout de suite compris l’enjeu colossal qu’il y avait dans cette affaire. Ma mère m’y a aidé, à n’en pas douter. Elle n’était pas exactement féministe. Mais c’était, comment dire ? une femme émancipée qui recevait cinq sur cinq le discours d’émancipation beauvoirien. Je lui dois cela. Je lui dois beaucoup de choses, beaucoup de découvertes littéraires ou philosophiques – mais, en particulier, celle-là. Je ne vais pas vous faire de dessin : on pouvait me dire ce qu’on voulait, après cela ; on pouvait démolir Beauvoir ; dépasser Beauvoir ; on pouvait juger sa philosophie ridiculement humaniste et périmée par les grands gestes déconstructeurs ; Beauvoir était, pour moi, indéboulonnable car imprégnée, à jamais, de ce parfum de tendresse maternelle.
Est-ce l’œuvre ou la vie de Simone de Beauvoir (le fait d’avoir échappé, par exemple, au carcan du mariage et de la maternité) qui vous semble le plus important pour l’indépendance des femmes ?
L’un et l’autre. Car l’un ne va pas sans l’autre. La vie nourrissait l’œuvre. Mais l’œuvre, en retour, programmait la vie. Et encore… Je ne sais si j’ai raison de dire « en retour ». Car j’ai l’air de poser, ce faisant, une stricte symétrie entre l’œuvre et la vie. Alors que, chez les gens de l’espèce et de la trempe de Beauvoir, chez les vivants qui s’engagent, comme elle, dans ce double jeu constitutif de ce que j’appellerai une vie philosophique, c’est la philosophie qui est aux commandes, la philosophie qui décide de tout – c’est parce qu’elle avait écrit Le Deuxième Sexe que Beauvoir pouvait vivre, comme elle le faisait, en marge de la convention bourgeoise et, non contente de vivre ainsi, d’entraîner dans cette marge une part croissante de ses contemporaines. Bref. Si le thème de la « mauvaise mère » tend à disparaître du bestiaire moderne, si la maternité n’est plus perçue comme une obligation à quoi une femme ne saurait se soustraire sans faire gravement injure à son destin, si les pratiques amoureuses des amantes d’aujourd’hui ont pu se disjoindre de l’objectif et impératif d’aider à la seule perpétuation de l’espèce, c’est à Beauvoir que nous le devons – et, quand je dis Beauvoir, je pense à son œuvre, à son livre, davantage encore qu’à son exemple et à sa vie.
Pensez-vous que Le Deuxième Sexe, publié en 1949, est toujours d’actualité ?
Oui, bien sûr. A cause du fait, d’abord, qu’une pensée d’émancipation ne vieillit jamais tout à fait. Les servitudes qui l’ont suscitée tendent à disparaître, bien sûr. Elles sont vaincues par le développement même de la pensée en question et, parfois, par sa victoire. Mais, en même temps, vaincues… Je ne sais pas si, de la misère, de l’oppression, de l’injustice, on peut jamais dire qu’elles sont « vaincues »… N’est-il pas dans leur vocation de tendre à renaître, constamment, de leurs mauvaises cendres ? C’est la première raison de l’actualité du Deuxième Sexe. Et puis il y a autre chose. Il y avait, dans le livre, une hypothèse au moins qui était géniale et qui était l’hypothèse selon laquelle les natures les plus stables, les mieux apparemment inscrites dans l’ordre éternel des choses, sont celles qui le sont parfois le moins et qui doivent tout, au contraire, à l’historicité. Ainsi de l’idée de nature féminine. Ainsi de cette façon d’historiciser la prétendue nature féminine, de la décrire comme liée à un stock de clichés, de préjugés et de choix et non plus comme existant, telle qu’en elle- même, de toute éternité. Quoi de plus moderne que cette démarche beauvoirienne ? Les néo-heideggériens, quand ils historicisent jusqu’aux paysages de la supposée nature, ont-ils rien fait d’autre ? Et les structuralistes qui, dans les années 60 puis 70, prétendront incarner le fin du fin de la modernité n’auront-ils pas, comme premier article de foi, cette idée que la nature n’existe pas et que ce que l’on appelle ainsi est toujours traversé, travaillé, tenaillé, par une historicité ? Je vous parle là, non plus conjoncture, mais philosophie. Je traite Beauvoir, en disant cela, non pas en militante mais en métaphysicienne de première importance. Et ma thèse est bien celle-ci. Beauvoir, avec son affaire de nature féminine, faisait œuvre de précurseur. Beauvoir, quand elle lançait son fameux « on ne naît pas femme, on le devient » inaugurait le grand déniaisement antinaturaliste qui sera l’esprit même de la modernité la plus avancée. « Toujours d’actualité », en d’autres termes, c’est trop peu dire s’agissant de pareille intempestivité…
Autrement dit, Beauvoir est la mère, à vos yeux, du féminisme contemporain ?
Incontestablement. A cause du geste, d’abord, que fut Le Deuxième Sexe et dont je viens de parler. Mais à cause aussi du fait que tous les débats dont le féminisme s’est nourri depuis trente ou quarante ans, toutes les querelles qui l’ont déchiré et, au fond, fait progresser, tous les grands partages, par exemple, qui se sont organisés autour de la revendication d’égalité ou du droit à la différence, tout l’énorme clivage, en d’autres termes, entre celles qui pensent que la femme est un homme comme les autres et celles qui, au contraire, pensaient et pensent toujours qu’il y a là deux genres distincts, deux manières distinctes d’être un humain, deux accès symétriques à l’aventure d’humanité – tout cela, donc, est déjà dans Simone de Beauvoir.
Oui. Mais le féminisme beauvoirien est un féminisme égalitaire, humaniste, pour lequel la maternité, par exemple, est un choix. Alors que les féministes de l’après-Beauvoir (Cixoux, Irigaray) sont cataloguées comme des féministes différentialistes n’hésitant pas à revendiquer l’importance et la nécessité de la maternité – et considérant la position de Beauvoir comme une position dépassée ou une dérobade. Quel est votre point de vue ?
Peu importe mon point de vue. Je suis de l’avis de Beauvoir, mais ce n’est pas ça qui est important. L’important c’est que l’avis de celles que vous appelez les différentialistes est compris dans le grand œuvre beauvoirien. Il y a sa place. Il y est inscrit et discuté. Il y est comme un moment – un moment seulement, mais un moment quand même – d’une dialectique épousée pas à pas, dans le livre. Je n’emploie pas le mot de « dialectique » au hasard. Et j’assume pleinement, en le faisant, sa connotation hégélienne. Car Beauvoir, pour moi, est le Hegel du féminisme. Le Deuxième Sexe est sa Phénoménologie de l’esprit. C’est comme si elle nous avait donné, avec ce livre, une bonne et grosse machine avaleuse et digéreuse de dissentiments. Thèses… Antithèses… Déchirements… Contradictions… Et contradictions qui, comme chez Hegel toujours, ne perdent rien, quand elles sont « relevées », de leur tragique mordant… Voilà ce qu’est Le Deuxième Sexe. Voilà la forme, et la force, d’un livre qui fonctionne comme une table où chacune des positions qu’a prises, et que prendra, le féminisme trouve sa position singulière, c’est-à-dire sa nécessité en même temps que sa limite. Et voilà pourquoi aucune des œuvres dont vous me parlez ne peut se targuer d’avoir « dépassé » ou « périmé » l’œuvre beauvoirienne. Beauvoir les voit venir. Beauvoir les attend au tournant. Il n’y a pas de féminisme sérieux dont Beauvoir n’ait, jusqu’à présent, anticipé le geste et même la protestation. Pas fréquentes, les œuvres qui ont cette force, qui « tiennent » et qui « résistent » à ce point…
Est-ce cette œuvre, Le Deuxième Sexe, que vous avez préférée chez elle ?
Peut-être, oui. Parce que c’est un livre fort. Parce que c’est un livre qui, en tous les sens, résiste. Et parce que c’est un livre qui, pour les raisons que je viens de dire, est très profondément inscrit dans ma biographie intellectuelle personnelle. Cela dit… Il n’y a pas que Le Deuxième Sexe… Il y a Les Mandarins, par exemple, que j’ai dû lire dans la foulée, toujours sous l’influence de ma mère et qui, encore que pour d’autres raisons, ne m’a pas moins impressionné. J’y trouvais l’idée de ce que peut être une vie digne d’être vécue, une vraie vie, une grande vie. J’y voyais se déployer l’existence d’une écrivaine libre et, peut-être plus important encore, d’un couple d’écrivains vivant leur aventure amoureuse et littéraire comme une aventure d’éminente liberté. On les a tellement caricaturés ! Tellement vilipendés ! Pour parler comme deux autres écrivains, mais contemporains ces deux-là, et qui se trouvent être mes amis, Catherine Millet et Jacques Henric, on a tellement fait comme si leur amour « était une ordure » ! Je ne crois pas, moi, qu’il ait été cette ordure. Je crois qu’il fut une belle et haute chose, animée d’une belle morale – transparence et ambiguïté mêlées. Et je crois qu’ils ne sont pas si fréquents ceux qui inventent un discours, un modèle, un paradigme amoureux nouveau, pour que l’on puisse ainsi cracher sur un livre qui porte témoignage de cette invention et qui est donc Les Mandarins.
Je pose la question autrement : quel aspect de l’œuvre de Simone de Beauvoir va-t-il, selon vous, le mieux survivre au XXIe siècle ? Sa philosophie ? Ses romans ? Ses mémoires ? Sa correspondance ?
Je ne sais pas. Comme pour Sartre, je ne sais pas. Tout cela est beaucoup trop récent… Ces œuvres sont trop fraîches, trop vivantes ou, cela revient au même, trop puissamment hantées par leurs propres fantômes, pour que l’on puisse se mettre à sa table et se demander comme ça, posément, qu’est-ce qui va survivre, etc.
Quelle a été l’influence de Sartre sur l’œuvre de Simone de Beauvoir et vice versa ?
Pas facile, là non plus, de répondre en quelques mots, et dans le cadre d’une conversation. Mais j’ai le sentiment, en gros, que leurs deux œuvres se sont écrites et, si j’ose dire, vécues comme imbriquées l’une dans l’autre, articulées, indissociables. L’Être et le Néant, par exemple, est clairement un programme philosophique qui vaut pour l’un comme pour l’autre et pour l’autre autant que pour l’un. Les Mandarins déjà cités, ou l’œuvre autobiographique de Beauvoir en général, comment ne pas se dire que ce sont les Mémoires que Sartre n’a jamais donnés et que, compte tenu de sa structure psychologique et névrotique personnelle (cf. Les Mots), il ne pouvait sans doute pas donner ? Et, quant à Pour une morale de l’ambiguïté, c’est un autre livre de Beauvoir – mais si proche d’une métaphysique que l’on sait commune aux deux qu’il est difficile de ne pas se poser au moins la question : et si elle était là, cette fameuse « Morale » toujours annoncée par Sartre et jamais publiée ? et s’il était revenu à Beauvoir de présenter la Morale que Sartre, pour des raisons théoriques très précises, ne pouvait pas expliciter ? Beauvoir et son beau-voir… Le beau-voir d’une femme qui aurait décidé, dans certains champs, de voir à la place de son compagnon… La cécité de Sartre et le don de seconde vue du Castor… Voilà ma réponse. Dont le principe est donc : deux œuvres, non seulement complémentaires, mais inintelligibles l’une sans l’autre.
Vous étiez proche de Benny Lévy. Vous a-t-il jamais parlé de Simone de Beauvoir ou de la relation Beauvoir-Sartre ?
Ah, Benny Lévy… Vous touchez là, j’imagine que vous le savez, à un point particulièrement douloureux de cette histoire. Sartre est vieux. Presque aveugle. Incapable d’écrire et même de lire. Et voici que, dans ce désert qui se fait autour de lui, surgit un tout jeune homme qui s’appelle Benny Lévy et qu’il a connu à l’époque où il était, sous le nom d’emprunt de Pierre Victor, le chef charismatique des maoïstes français. Ensemble, ils lisent. Ensemble, dans le même éblouissement, ils découvrent Levinas et, au-delà de Levinas, la pensée juive. Ensemble encore, ils pensent et remettent sur les rails une pensée Sartre fossilisée, pétrifiée ou, en tout cas, immobilisée depuis au moins vingt ans. Et de cette expérience, de cette interlocution sans exemple dans la vie d’un Sartre qui, comme vous le savez aussi, n’aimait pas discuter et prétendait que la pensée n’a jamais, au grand jamais, avancé par le dialogue, finit par sortir ce dernier livre qui s’appelle L’Espoir maintenant et dont Sartre dit : primo, que c’est un vrai livre ; secundo, qu’il ruine toutes ses philosophies antérieures ; tertio qu’il est, non pas un testament, ou un livre crépusculaire, mais une nouvelle aurore et le commencement d’une aventure de pensée inouïe. Le seul problème c’est que, de cette nouvelle aventure de pensée, Beauvoir n’est pas. Mieux : non contente de savoir qu’elle n’en est pas, Beauvoir sent, à la seconde même, qu’il y a là une percée philosophique dont la première cible est ce qu’ils ont, tous les deux, elle et lui, pensé, solidifié, pendant des décennies. Et le fait est qu’elle aura, contre L’Espoir maintenant et la place qui lui revient dans le corpus définitif de l’œuvre sartrienne, des mots définitifs et d’une extrême violence. Elle ira moins loin dans le dépit que d’autres sartriens historiques, de moindre importance, comme Olivier Todd ou John Gerassi. Mais elle dira quand même des choses épouvantables. Elle polémiquera avec la fille adoptive de Sartre, Arlette Elkaïm, qui avait pris, elle, fait et cause pour Benny. Et alors, que se passe-t-il ? Il est clair que Benny lui-même a vécu tout cet épisode, les attaques dont il a été l’objet, le lynchage qui a suivi, son départ quasi forcé pour Strasbourg, comme une séquence assez douloureuse dont une part de la responsabilité pouvait, à bon droit, être imputée aux gardiens du temple et, en particulier, à Simone de Beauvoir. En clair, il ne l’aimait pas. Je ne l’ai jamais entendu prononcer, sur elle, de propos blessants – mais, clairement, il ne l’aimait pas. Tant pis.
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