JEAN LACOUTURE : Pour commencer, je signalerai ce que je crois être un manque. Vous ne nous donnez jamais votre définition du personnage central de ce siècle des erreurs idéologiques. Je discerne mal ce qu’est, selon vous, un intellectuel français, puisque vous invoquez tantôt des artistes, comme Zola, tantôt des philosophes, comme Althusser.

BERNARD-HENRI LÉVY : En effet. J’appelle intellectuels tous ceux — théoriciens ou écrivains — qui interrompent le face-à face avec leur œuvre, leurs démons intérieurs ou leur imaginaire pour se mêler directement aux affaires de la cité. L’intellectuel apparaît dès qu’il y a interruption de l’œuvre. C’est, en quelque sorte, un écrivain en vacances, pour cause d’obligation supérieure, d’impératif moral. Zola, Gide, Malraux, Mauriac, Camus, tant d’autres… Je crois moi aussi, cela dit, que c’est une spécificité terriblement française, cette autoproclamation, ce mandat sans élection mais reconnu.

J.L. : Mais alors, pourquoi faire apparaître les intellectuels au moment de l’affaire Dreyfus seulement, et ne pas rappeler les Encyclopédistes ? Car enfin Voltaire, Diderot, Montesquieu ont aussi joué ce rôle-là.

B.-H.L. : Il y a une différence capitale entre les uns et les autres. Les intellectuels de l’extrême fin du XIXe siècle et du XXe siècle se vivent comme des prêtres, des servants d’une nouvelle transcendance, d’un nouveau sacré qu’ils baptisent le Juste, le Vrai ou le Bien. Pas les Encyclopédistes. Avec Zola et son J’accuse triomphent les valeurs universelles qui fixent une sorte de ciel d’idéalité. Il y a là quelque chose de neuf — de théologiquement neuf —, et ce n’est pas un hasard, du reste, si l’événement est contemporain d’un autre, fondamental : la séparation de l’Église et de l’État.

J.L. : Venons-en à Julien Benda et à sa Trahison des clercs parue en 1927, qui dénonce la démission des intellectuels, leur tentation d’un engagement qui les soumet au pouvoir temporel ou spirituel. Votre regard est-il finalement tout à fait le même que le sien ?

B.-H.L. : J’aime bien Benda. J’aime bien cette solitude, cette exigence morale, j’allais presque dire cette raideur. Le problème c’est que, aujourd’hui, j’essaie de raconter cette longue aventure de la liberté, d’entrer dans la tête de personnages contradictoires, d’épouser le mouvement de leurs erreurs — et cela de Drieu à Sartre, d’Aragon à Foucault. Or ce qui ne colle plus, à ce moment-là, c’est l’idée pivot de Benda : à savoir que la vérité, la justice sont lisibles à livre ouvert, à tout moment de l’histoire. Il y a là, en fait, un idéalisme de la vérité qui fait l’impasse sur les raisons de l’erreur. Pourquoi un intellectuel se trompe-t-il ? C’est la question la plus énigmatique qui soit. La malignité, la surdité devant le stalinisme, le fascisme, le pétainisme ne suffisent pas à tout expliquer. L’histoire, elle aussi, est perverse. Elle a, à tout instant, ses zones d’invisibilité. Par exemple : comment certains intellectuels dreyfusards ou se réclamant de cette lignée ont-ils pu trente ans plus tard défendre des bourreaux comme Staline (et non plus un innocent comme Dreyfus) au nom des mêmes valeurs ?

J.L. : Sans doute parce qu’ils ne savaient pas tout à fait ce qu’était la réalité stalinienne ou fasciste. Moi-même, journaliste, j’ai commis des erreurs sur le Viêtnam, sur le Cambodge. Je souffre d’une brûlure biographique très forte. Plus tard, je me suis mis en procès, comme vous le savez. Mais c’était à la lumière d’une vérité qui est apparue au fil des années. Quant à votre génération, ne s’est-elle pas engagée, elle, dans le maoïsme, qui à moi m’est toujours apparu comme une aberration, épique certes, mais une aberration quand même ? C’est un peu ce que je vous reprocherais : avoir fait comme si les documents, les images de votre série télévisée aujourd’hui avaient été à la disposition des acteurs de chacune des époques que vous évoquez. Or je veux bien, par exemple, qu’Aragon, si proche de l’appareil du P.C. ait su assez vite de quoi il retournait en U.R.S.S. Mais tant d’autres n’avaient pas le même degré de connaissance !

B.-H.L. : C’est toute la question. Difficile de trancher. En fait, je crois qu’à la fois ils savaient et ne savaient pas. Prenez la polémique entre Barbusse et Rolland à propos des premiers goulags, dans les années 20. Tout est là. Tous les arguments sont sur la table. Or, mystérieusement, cela n’empêche rien. La preuve : Gide, fasciné par l’homme nouveau que prépare l’Union soviétique. Ou ensuite Drieu, séduit par le même mirage mais cette fois-ci fabriqué en Allemagne. Toute cette affaire, au fond, est de nature religieuse. C’est la dernière guerre de religion de l’histoire. Le Cambodge, dites-vous ? Les maos ? C’est la tentation la plus radicale. L’idée d’une révolution qui déboucherait sur la perfection. Et cette perfection signifiait — absolument — horreur et barbarie. Étape décisive. Car c’est à partir de là que nous en avons terminé avec la très longue histoire du désir de révolution.

J.L. : Dans votre travail, vous traitez excellemment les surréalistes en tant que groupe. Mais, pour le reste, vous n’accordez pas assez d’attention à ces bancs de poissons que sont les intellectuels français, qui ont toujours frétillé dans les revues, le lieu naturel de leurs aventures. La Revue blanche, la N.R.F. et Les Temps modernes auraient été de magnifiques héroïnes, ne croyez-vous pas, vous, directeur de La Règle du Jeu ?

B.-H.L. : Et c’est vous, le biographe fasciné de Malraux, Blum, de Gaulle, Mauriac, qui me faites ce reproche ! Vous le savez mieux que moi : l’« entrée » par les héros, les personnages est plus propice au regard et au récit que l’entrée par les revues ou les institutions ! Ce qui m’a intéressé, pendant ces années de travail, c’est de suivre Malraux en Espagne, Drieu à Nuremberg ; c’est de raconter cette drôle de tribu, avec ses monstres, ses éclopés, mais aussi ses figures grandioses.

J.L. : D’où ce penchant à maltraiter les intellectuels qui ne vous « emportent » pas. Je reconnais que vous parlez bien de Mauriac et que vous dites sur lui, au moment de la Résistance, de l’Algérie, ce qu’il y a à en dire. En revanche, avec Aron vous êtes très froid. Sans doute parce que c’est un professionnel de l’observation et pas « un écrivain en vacances » ?

B.-H.L. : Il n’est pas en effet le héros type de cette histoire. Mais je plaide coupable de toute façon. Pour une autre raison. C’est cette vieille polémique à propos de « l’idéologie française » qui m’empêche peut-être d’être tout à fait objectif.

J.L. : Votre goût des héros explique, me semble- t-il, un autre défaut : vous résumez trop, je crois, l’ensemble des intellectuels à des extrémistes, d’un bord ou de l’autre. Je reconnais volontiers que la grande tradition du « juste milieu » qui s’est incarnée en France de Montaigne à Tocqueville, à cause de la Révolution d’abord, puis de l’affaire Dreyfus, s’est interrompue au début de ce siècle. Qu’à partir de là les intellectuels ont cessé de barboter en eaux calmes pour se précipiter vers les extrêmes. Mais tout de même ! Un exemple. A propos du stalinisme, vous redites que seule une poignée d’entre eux a résisté. Or la stalinisation des intellectuels a été très brève dans le temps. Et si l’on essaie de distinguer qui est un intellectuel, organique ou non, dans la société française des années 20 aux années 80, on en trouve peu qui aient épousé cette cause-là !

B.-H.L. : D’accord, si vous parlez de ceux qui ont adhéré au Parti et ont, comme Vailland et d’autres, poussé la louange jusqu’à l’absurde. Mais si vous prenez le problème par l’autre bout, celui du climat général de la période, vous vous rendez compte que l’idée de démocratie a été tout bonnement oubliée par l’écrasante majorité de nos intellectuels. Tous, ou presque, la considèrent comme une mesure morte, une valeur qui a fait son temps. Pour un Mauriac, un Camus, que de déserteurs ! Que de capitulations ! Quand Camus estime digne de lui de défendre la démocratie et le droit, il passe pour un benêt ! Rappelez-vous : à la veille de Mai 68, quiconque revendiquait ce genre d’idées était traité de réac, voire de fasciste. Bref, il y a eu en effet une minorité de staliniens durs, style Aragon. Une minorité de fascistes durs, style Drieu ou Brasillach. Mais ils sont, à la limite, moins symptomatiques que tous ces gens qui disaient : la démocratie n’est pas, ne sera plus jamais objet de pensée.

J.L. : Vous manifestez décidément une aigreur très profonde à l’égard d’un certain courant, celui d’hommes qui se sont voulus, comme Mounier, des modèles moraux, mais qui ont péché par myopie sur le début du fascisme, par dégoût de la démocratie.

B.-H.L. : Mounier a cru que la France devait se mettre à l’heure de l’immense révolution qui était en marche en Allemagne et en Italie. Il a été un pétainiste enthousiaste de 40 à 42. Il a cru à un modèle de société fondé sur une certaine organicité, un certain corporatisme, des unités sociales naturelles, etc.

J.L. : Mais il n’y a chez Mounier aucun discours antisémite !

B.-H.L. : D’accord. Mais il a cru que le salut était au bout de cette révolution qui était, elle, antisémite.

J.L. : J’appartiens moi-même à ce courant, j’ai écrit plus tard évidemment dans la revue Esprit. Mon engagement tiers mondiste, anticolonialiste s’est nourri là plutôt que dans Les Temps modernes. J’ai un peu de mal à accepter l’instantané que vous faites de ceux de ma famille, en quelque sorte. Vous estimez donc que l’équipe de Mounier, Beuve-Méry, qui a fréquenté l’école d’Uriage avant de rallier la Résistance, doit passer à la casserole…

B.-H.L. : Vous-même, vous êtes bien revenu sur votre attitude face au Cambodge. Alors je vous pose la question : pourquoi est-ce la seule famille intellectuelle à refuser de faire ce travail du deuil et de la vérité ? Pourquoi les gens d’Esprit n’admettent- ils pas qu’il y a une sorte de trou noir dans l’histoire de leur tradition ? Dans le cas de Domenach je comprends, puisqu’à le lire aujourd’hui il apparaît clairement comme l’un des très rares intellectuels de notre époque à être au bord de l’antisémitisme.

J.L. : Au bord extérieur…

B.-H.L. : Non, intérieur. Voilà un désaccord entre nous. Au-delà du cas Domenach, je suis convaincu que cette incapacité à tirer cette leçon-là reste un des vrais mystères de la vie intellectuelle contemporaine.

J.L. : Disons que j’ai plus de mal que vous à tailler des croupières à qui n’est pas moi, est venu avant moi, m’a nourri. J’ai plus de mal à donner un coup de pied à ma nourrice qu’à moi-même…

B.-H.L. : Je suis un admirateur de Malraux. Mais son silence pendant la guerre d’Espagne sur les massacres d’anarchistes me semble inadmissible, et je le dis. J’ai été fabriqué, façonné par la philosophie et par la langue de Louis Althusser. Eh bien, je ne crains pas, là non plus, d’admettre que sa folie était aussi celle de sa théorie et qu’elle m’a fait vivre moi-même, longtemps, dans l’hallucination, l’égarement.

J.L. : Précisément. Vous avez tendance à faire de la khâgne de Louis-le-Grand une sorte d’observatoire central du monde. Que l’on ait peu goûté la démocratie autour d’Althusser, c’est le moins que l’on puisse dire. Cela devrait vous conduire à moins généraliser peut-être… Mais revenons, si vous le voulez bien, au stalinisme et au fascisme, dont vous essayez de comprendre les ressorts à travers les âmes de nos intellectuels. Je crois que vous auriez pu les aborder aussi par le thème de la sexualité. Elle joue, me semble-t-il, un rôle très important dans tout cela, tant du côté d’un Gide que de celui d’un Drieu. Les images de votre série télévisée montrent bien l’attrait pour la jeunesse. Mais sans l’interpréter.

B.-H.L. : Je n’aime pas trop ce type d’explication. Il me paraît à la fois douteux et réducteur. Que tous les régimes de mort et de délire dont nous parlons aient exalté la grâce, la beauté, le triomphe des corps, ça, en revanche, c’est certain. Et aujourd’hui encore, lorsque j’entends mes contemporains glorifier les mêmes valeurs, lorsque je les vois faire l’éloge de la « vie » ou de l’« instinct », je suis tenté de penser qu’à leur insu, mais sûrement, ils suivent les traces de ceux qui se sont ainsi égarés. Le juvénisme était au cœur de la tentation totalitaire. Or c’est un des éléments les plus facilement récurrents de l’histoire. C’est une des choses qui peuvent revenir demain matin…

J.L. : Je crois que nous serons d’accord sur un point : ce siècle, au bout du compte, nous aura appris la vigilance et la complexité des événements. C’est pourquoi j’ai été un peu surpris, comme Jean Daniel, par votre version de l’affaire algérienne. Trop manichéenne. On pourrait la présenter dans une école des cadres du F.L.N. !

B.-H.L. : J’ai simplement montré la vision que vous en aviez à l’époque. Vous qui, à juste titre, défendiez l’indépendance. Cela dit, dans le livre, j’insiste sur la complexité de l’affaire. J’essaie de montrer comment on pouvait être Algérie française sans être un salaud ou un barbare. Je rappelle que Soustelle lui-même, au départ, avait des arguments « de gauche ». Préférez-vous le fanatisme, disait-il, l’intégrisme, la régression communautaire ou les droits de l’homme et la démocratie ?

J.L. : Les mêmes arguments qui nous ont fait armer Saddam Hussein contre Khomeyni.

B.-H.L. : La même histoire… Éternellement la même histoire…

J.L. : Pour terminer, j’aimerais que nous parlions du rapport entre l’engagement intellectuel et la liberté.

B.-H.L. : A regarder les uns après les autres tous les personnages de cette étrange comédie humaine, on ne peut s’empêcher en effet de constater qu’ils sont souverainement libres tant qu’ils sont des écrivains ne rendant de comptes qu’à eux-mêmes, indifférents à la clameur du monde. Mais que, lorsqu’ils s’engagent, c’est presque toujours pour s’aligner, rejoindre la communauté, et renoncer par conséquent, à la singularité de leur point de vue. L’engagement ? Je me demande s’il n’y aurait pas là une clef pour en rendre compte. Une liberté trop vertigineuse. Une singularité trop extrême confinant à la monstruosité. Des gens qui, à un certain moment de leur vie, s’avisent que leur manière d’avaler le monde et d’en faire, comme dit l’autre, « un beau livre » est à la limite du scandaleux et qu’il faut donc s’acquitter, payer un impôt. Une dîme à la foule, si vous voulez. A la masse, à la société. C’est clair pour les communistes. C’est très clair également pour certains intellectuels fascistes. Céline, notamment, devient un intellectuel « engagé » au moment précis où il se rend compte qu’il est ce monstre, ce parasite. D’un côté Voyage au bout de la nuit, qui est un livre monstrueux, une excroissance sur la société, sur le temps. Et puis, de l’autre, ces pamphlets abominables, antisémites, qui sont des livres positifs, des livres pieds sur terre, des livres où Céline revient à la réalité et propose des programmes de régénération de l’espèce.

J.L. : Il doit payer son temps d’ange par des temps de bête… comme Sartre, Mauriac, Gide.

B.-H.L. : L’important est de bien voir que l’erreur toujours est possible et que les égarements nous prennent toujours à revers. Nous sommes « vaccinés » aujourd’hui contre les mille folies déjà commises et répertoriées. Mais les autres ? Nous sommes, par définition, aveugles aux autres. Elles sont invisibles, imprévisibles. Elles sont comme ces virus, justement, qui ne sont pas encore identifiés et dont la malfaisance virtuelle est par conséquent intacte. Je n’aime pas beaucoup, d’habitude, ces métaphores biologiques. Mais c’est vrai qu’il y a de ça. On ne sera jamais plus pétainiste comme en 40, fasciste comme en 33, ni même communiste comme en 50. Mais je pose la question : quelle sera la nouvelle forme de ces anciennes maladies ?


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