Bon. D’accord. Je sais qu’il ne faut pas accuser sans preuves. Je sais qu’il y a plusieurs commanditaires possibles de la mort, le 7 octobre, de quatre balles de pistolet Makarov, celui-là même qu’utilisent les forces de police russes, d’Anna Politkovskaïa. Et je veux bien que l’ex-kagébiste devenu maître de toutes les mafias russes doive être, comme n’importe quel suspect, tant qu’il n’en aura pas été reconnu formellement coupable, présumé innocent de ce forfait.

Mais tout de même…

Qui nous fera croire que cet acte n’a rien à voir avec le climat délétère, liberticide, pogromiste, qui règne aujourd’hui à Moscou et permet – c’est un exemple – que l’on y fasse la chasse au Géorgien aussi officiellement, impunément, que, hier, la chasse au Tchétchène ?

Qui peut nous assurer qu’il n’y a pas eu, au sommet de l’Etat, un assassin galonné, expert en mise au pas des journalistes trop curieux, pour se dire que cette curieuse-là, cette empêcheuse de normaliser et de mentir en rond, cette journaliste indomptable qui ne se contentait pas d’écrire mais agissait, il n’y avait plus d’autre solution que la tuer pour l’obliger à se coucher ?

Poutine lui-même, l’homme qui sort son revolver quand il entend le mot presse libre, le président sous le règne duquel on a déjà tué, avant Politkovskaïa, douze autres journalistes – douze ! le chiffre est dûment documenté, hélas, par Reporters sans frontières ! de même que sont documentés les trente autres reporters tués, entre 1992 et 2000, dans l’exercice de leur métier ! –, Poutine donc, le néo-tsar aux yeux vides et au parler délicat qui voulait aller buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes, peut-il se laver les mains de ce nouveau crime ? et pouvons-nous, nous, accepter, sans hurler de colère et de dégoût, la petite phrase qu’il a fini par lâcher, devant Angela Merkel, et qui fut tout son hommage funèbre à sa compatriote assassinée : « sa capacité d’influer sur la vie politique du pays était extrêmement insignifiante » ?

Bref. C’est pour toutes ces raisons que j’ai voulu revenir ici, plus longuement que la semaine dernière, sur le meurtre d’Anna Politkovskaïa.

Et c’est pour ces raisons, c’est parce que j’ai peur, aussi, du côté oubli, affaire classée, une actualité chasse l’autre, etc., que je veux faire à ceux qui nous gouvernent deux ou trois recommandations simples.

D’abord, naturellement, reprendre la proposition lancée par le député UMP Pierre Lellouche d’une commission d’enquête internationale : Chirac l’a bien fait pour Hariri ; il a bien dit que, deux précautions valant mieux qu’une, il préférait qu’une instance indépendante se penche aussi sur les circonstances de la mort de son ami ; pourquoi ce qui vaut pour son ami ne vaudrait-il pas pour la nôtre ? pourquoi la France des droits de l’homme ne se soucierait-elle pas de l’héritière de Sakharov autant que de l’ex-président libanais ?

Ensuite, ne plus laisser le président russe en paix ; ne lui concéder aucun répit tant que la lumière, toute la lumière, ne sera pas faite sur cette tragédie ; faire qu’il n’y ait pas un sommet, pas une visite d’Etat, pas une conférence de presse commune avec l’un quelconque de ses collègues sans que la question lui soit posée, sans se lasser : « alors ? où en est-on ? qu’avez-vous de neuf à nous dire sur les commanditaires de ce crime commis, votre police étant ce qu’elle est, littéralement sous vos yeux ? » Anna Politkovskaïa était la conscience de la Russie. Elle doit devenir la mauvaise conscience de son président, le spectre qui le hante, son remords.

Et puis je recommande de mettre un bémol, enfin, à ces hommages dont on ne cesse de régaler le maître du Kremlin : un jour c’est l’Académie française qui le reçoit, entre deux opérations de vitrification à Grozny, comme s’il était une autorité littéraire et morale ; un autre ce sont des anciens, futurs et présents ministres des Affaires étrangères qui rivalisent de flagornerie pour exalter sa contribution à la cause de la démocratie ; et un autre, deux semaines à peine avant le meurtre, c’est notre président lui-même qui lui remet les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, le plus haut grade dans l’ordre le plus élevé de la méritocratie républicaine.

Humble supplique, alors, à Jacques Chirac. Vous avez, Monsieur le Président, statutairement le droit, s’agissant d’individus soit « pénalement sanctionnés », soit « ayant commis des actes contraires à l’honneur », de prononcer radiations et suspensions. Le sort de cette femme abattue comme une chienne alors qu’elle incarnait, précisément, l’honneur de la Russie étant un acte clairement contraire à l’honneur, et de lourdes présomptions, sinon de culpabilité, du moins de complicité pesant sur le maître du pays, par ailleurs criminel de guerre avéré, une mesure de « suspension provisoire » du type de celle que vous avez prononcée, il y a quelques années, à l’encontre du général tortionnaire Aussaresses me semble s’imposer. Le temps, encore une fois, de l’enquête. Le temps d’en avoir le cœur net. Faute de quoi l’élévation de cet homme au rang le plus élevé de la compagnie dont vous êtes le grand maître restera comme un crachat – à la face d’Anna Politkovskaïa et à la nôtre.


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