L’image de l’Amérique en France ? Ce qui l’a déterminée, façonnée ? Tout commence, à la fin du XVIIIe siècle, au moment de la guerre de libération américaine face à l’empire de l’époque qui était, comme vous savez, l’Empire britannique. Ne jamais oublier cela. Ne jamais oublier ce passé anti-empire de l’Amérique. Ne jamais oublier – surtout quand on fait, chez vous comme en Europe, le procès du trop fameux « impérialisme américain » – que le geste constitutif de ce bizarre pays que vont devenir les États-Unis d’Amérique est un geste de « libération nationale » au sens le plus moderne de la formule. Et ne jamais oublier non plus que la France fut, au moment de ce geste, la meilleure, la plus proche, la plus efficace aussi, des alliées de l’Amérique – ne jamais oublier que la France, non seulement de La Fayette, mais de Louis XVI et de Beaumarchais (ah ! les armes de Beaumarchais… !), se tint aux côtés des Américains dans ce qui reste donc, au regard de l’Histoire universelle, la première et la mieux aboutie des guerres de décolonisation réussies. Les Français savent cela. Même s’ils ne le savent pas, ils s’en souviennent. De même qu’ils se souviennent aussi, naturellement, de l’autre grande libération : celle de leur propre pays délivré de ce Mal absolu qu’était le nazisme – et délivré grâce à vous, Américains de 1945. Tel est le décor. Tel est le socle lourd et scellé dans les plus belles pierres – anticolonialisme, d’un côté ; antifascisme de l’autre – qu’il ne faut pas perdre de vue quand on parle des relations entre nos deux pays. Sauf que, sur ce fond, sur ce socle, est venu se poser autre chose et que cet autre chose s’appelle l’antiaméricanisme français.

C’est quoi, l’antiaméricanisme ? Et de quelle manière s’inscrit-il dans le tissu de notre idéologie nationale ? Contrairement au préjugé courant, l’antiaméricanisme français ne naît pas comme une idée de gauche. Il est devenu une idée de gauche. Il est devenu l’arme favorite de tous les néoprogressistes, altermondialistes et autres compagnons de route de l’islamisme politique. Mais il l’est devenu, tard, très tard, au terme d’un long voyage commencé à l’autre bord du spectre politique et culturel. L’antiaméricanisme, pour le dire crûment, naît comme une idée de droite. Voire une idée d’extrême droite. L’antiaméricanisme naît de cette intuition – au demeurant pas fausse – que l’Amérique est l’incarnation, la concrétisation, de ce qui, depuis toujours et depuis, en particulier, les premières décennies du XXe siècle, inspire la plus grande terreur à l’extrême droite française et, notamment, aux maurrassiens. Ils ont une chose en horreur, les maurrassiens. Il y a une chose au monde qui les met dans un état de fureur totale. Et cette chose c’est l’idée d’une nation abstraite, sans racines ni vraie mémoire, artificielle, désincarnée, qui ne tiendrait son être que d’une libre volonté, d’un pacte, d’un contrat. Or regardez bien, disent-ils. Cette nation de cauchemar, cette nation cosmopolite, sans race commune et sans racines, cette nation-pari fondée sur la seule décision de vivre ensemble, voilà qu’elle échappe au statut de chimère qu’elle avait chez, par exemple, Jean-Jacques Rousseau et qu’elle trouve un lieu, en ce monde, où prendre une vraie forme. Ce lieu c’est les États-Unis. Ils sont, les États-Unis, l’image même de ce que tous ces braves gens espéraient éternellement rivé à son statut de pure image. En sorte qu’ils les haïssent, ces États-Unis, parce qu’ils sont une région, non seulement du monde, mais de l’esprit – parce qu’ils sont une catégorie, non seulement géographique, mais ontologique : la part qui, dans l’humain socialisé, échappe au démon de la racine, de la racialité.

Cette image a-t-elle changé dans les cinq dernières années ? Et, si oui, comment ? Je vais peut-être vous décevoir. Mais je ne crois pas qu’il y ait un tel changement. La personnalité de Bush, son cynisme, ses manières de « bad boy » inculte, en phase avec le pire de l’Amérique profonde, n’ont, sans doute, pas arrangé les choses. Ni, non plus, la venue au-devant de la scène d’intellectuels néoconservateurs dont le principal défaut fut, aux yeux des Français, de jouer franc, cartes sur table, en n’hésitant plus à dire : « nous sommes forts ; très forts ; nous sommes, de très loin, la plus grande et plus forte puissance de la planète ; la seule question que nous nous posons est de savoir comment faire bon usage de cette puissance. » Ni, enfin, cette absurde, inutile et contreproductive guerre en Irak où l’on a vu se mettre en scène toute la part d’arrogance autiste d’un pays qui semblait s’ingénier, là, à se faire détester, non seulement de ses adversaires, mais de ses propres alliés. Mais bon. L’antiaméricanisme est ce qu’il est. Comme toutes les fortes passions politiques, il se nourrit d’images plus que de réalités. Plus qu’à l’Amérique telle qu’elle est, c’est, je vous le répète, à une Amérique imaginée, rêvée, fantasmée, à une Amérique muée en une catégorie de l’âme et de l’être, qu’il en a la plupart du temps. On est, là, dans la tendance lourde. On est au contact d’un inconscient politique qui, à la limite, n’a que faire des péripéties d’une conjoncture. En sorte que l’image, non, n’a pas tellement changé. Kerry, ou un autre, aurait été élu, que la situation n’eût pas été très différente. Et l’antiaméricanisme n’est pas plus renforcé par les fautes éventuelles de l’Amérique qu’il ne serait réduit par son éventuelle repentance.

Si l’Amérique peut améliorer son image ? Et, si elle le peut, comment le fera- t-elle ? Même réponse. Même problème – et, donc, même réponse. Une part de moi est tentée de répondre, à nouveau, sur le ton du même pessimisme. Ne rêvez pas, amis américains ! Ne vous méprenez pas et ne rêvez pas. L’antiaméricanisme partage avec l’antisémitisme le redoutable privilège de n’avoir pas besoin de prétexte pour s’enflammer ni de matière pour continuer de brûler. La partie est perdue, autrement dit. Quoi que vous fassiez, vous avez perdu. Soyez mauvais, vous serez haïs. Soyez bons, vous serez encore haïs. Vos vrais adversaires ne s’y trompent pas : ils ne prennent pas la peine de haïr ce que vous avez de détestable (votre résignation à la pauvreté, votre cruauté à l’endroit des faibles, vos résidus de racisme, vos crimes fondateurs – toutes choses dont je ne sache pas que l’on trouve la moindre trace dans la littérature de Al-Qaïda) ; ils vont droit, au contraire, à ce que vous avez de plus respectable (le goût de la démocratie et de la liberté, la pratique du débat civique, la tolérance idéologique et religieuse, le droit des femmes à aller dévoilées, la passion de l’égalité – toutes belles et grandes choses qui étaient au cœur même de la cible visée le 11 Septembre). Et puis il y a l’autre part de moi, qui ne se résigne pas à pareil constat – il y a cette part de moi qui se demande, quand même, si l’image de l’Amérique ne serait pas un peu modifiée si vous apparaissiez plus souvent du côté du Juste, du Vrai, du Bien, c’est-à-dire, pour parler comme Julien Benda, du côté des valeurs « désintéressées ». Je ne dis pas qu’il faille le faire pour cela. Je ne dis pas qu’il faille se bien conduire pour avoir une meilleure image. Mais tout de même… Imaginez une seconde ce qui se passerait si le monde vous voyait intervenir « gratuitement » au Darfour. Ou si vous usiez de votre formidable puissance pour séparer, au moins pour un temps, les factions qui s’entre-déchirent dans cette lointaine Afrique des Grands Lacs dont le nom même est inconnu à un grand nombre de citoyens américains. Ou si, sans avoir d’intérêts « stratégiques » à défendre dans ce coin perdu du monde, vous commenciez à vous soucier de la terrible guerre qui, depuis des décennies, oppose l’armée cinghalaise aux Tigres Noirs tamouls. Ce sont trois exemples de ces « guerres oubliées » dont j’ai traité dans un de mes précédents livres. Ce sont quelques-uns de ces « trous noirs » où le pire s’ajoute au pire sans que les grandes puissances, aucune grande puissance, en aient le moindre souci. Quitte à se penser en gendarme du monde, pourquoi ne pas aller faire un tour du côté de ces bas quartiers de la planète ? Quitte à lutter contre le relativisme et pour une destinée manifeste dont la tâche serait de répandre les valeurs universelles, pourquoi ne pas aller le faire, aussi, dans les endroits où cela ne sert à rien ? Voilà, peut-être, une façon de faire. Voilà l’une des voies possibles pour étonner, à nouveau, le monde.


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