Ce livre est en quelque sorte le carnet de notes du film que Bernard-Henri Lévy a réalisé pour Antenne 2 sous le même titre. Voyages sur place, interviewes, analyses, en soi le livre est déjà plein d’images et passionnant. Il raconte ce que BHL appelle l’histoire du Parti des Intellectuels, c’est-à-dire ces écrivains qui, depuis la prise de position virulente de Zola pendant l’Affaire Dreyfus, ont ajouté à leur œuvre littéraire une dimension politique, la politique d’ailleurs, ayant parfois tendance à étouffer l’œuvre littéraire.

En même temps, c’est l’histoire des aberrations des intellectuels, piégés par des manœuvres politiques qui les dépassent. On sait que Lénine appelait les écrivains qui soutenaient aveuglément les thèses bolchéviques « les idiots utiles ». Il s’est toujours trouvé des écrivains, depuis le début de ce siècle, pour soutenir toutes les idéologies : communisme, fascisme, nazisme. Le pire, c’est que ce sont parfois les mêmes. Barrès et Péguy passeront de la gauche à la droite sans apparente crise de conscience. De même Malraux reniera le stalinisme au profit du gaullisme. Avec la différence que Malraux gaulliste et ministre n’écrit plus de roman.

La postérité de Barrès fascine particulièrement BHL. Il faut dire qu’elle est impressionnante : Malraux, Aragon, Nizan, Drieu La Rochelle, Mauriac, Montherlant, Cocteau, Morand, Camus… Barrès est une marmite dans laquelle macèrent des herbes empoisonnées : l’égotisme et le nationalisme, l’esthétisme et l’antisémitisme. Dire comme BHL que ces contradictions font de Barrès « le premier national-socialiste de France et peut-être d’Europe » est sans doute exagéré. Mais il est vrai que les contradictions de Barrès seront amplifiées chez ses meilleurs disciples : le trio Malraux-Aragon-Drieu. C’est ce trio qui d’ailleurs alimente, en grande partie, les réflexions de ces Aventures de la liberté. Plutôt mésaventures de la liberté. Les similitudes sont grandes entre ces trois amis-ennemis que sont Malraux, Aragon et Drieu. Aragon se voue à Staline, comme Drieu à Doriot et Malraux à De Gaulle. Tous les trois seront aussi nationalistes que Barrès après avoir été des « insurgés » de la pensée. Tous les trois se voudront jusqu’au bout, malgré leurs reniements, des hommes de gauche, le plus gauchiste des trois étant sans doute Drieu, ce dont s’aperçoit BHL qui sursaute. Mais rien n’est simple chez ces intellectuels politiciens. Il y a toujours eu un fascisme latent chez Malraux et un fascisme rouge déclaré chez Aragon. Pire, BHL s’aperçoit avec horreur qu’il existe un antisémitisme de gauche. Pourtant celui-ci a de solides assises puisque Marx, Proudhon, Jaurès, ont été antisémites et que Drumont, que l’on pourrait appeler le théoricien de l’antisémitisme, était un homme de gauche. Que Malraux se dise admirateur de Bernanos, laudateur de Drumont, tout se tient. Et tout se complique. Dans national-socialiste, il y a socialiste et si Drieu se suicide c’est non pas parce qu’il s’est trompé, mais parce que le nazisme l’a trompé, ce nazisme qui n’est pas le mouvement révolutionnaire qu’il croyait. En réalité les reniements de Barrès et de Malraux font de leur reniement une réussite sociale, alors que Drieu descend aux enfers.

Les Aventures de la liberté, c’est aussi « la sainte famille » de BHL. Admirable portrait de Raymond Aron avec toutefois cette restriction à la mode : les erreurs de Sartre sont géniales, les raisons de Aron assommantes. BHL a le courage de dire qu’il aime Camus et là, justement, ce n’est pas à la mode chez les intellectuels. Et d’ajouter, ce qui est encore plus rare : « Camus a eu raison contre Sartre ».

Les meilleurs interviews : Henri Lefebvre, Romain Gary, Lévi-Strauss, Claude Simon, Barthes, Guiton pour Althusser, un survivant de l’escadrille en Espagne pour Malraux. Étonnant chapitre sur les « femmes sidérales », les « femmes interfaces », c’est-à-dire ces amoureuses, amantes, épouses d’écrivains successifs ou simultanés, dont elles tissent les liens d’amitié ou de concurrence, araignées au charme ambigu, aux fils piège.

L’aspect déplaisant du livre, c’est cette « tentation totalitaire de la pureté » qui conduit BHL à ce côté procureur dont il reconnait lui-même qu’il l’a cultivé. Il le cultive encore ici en assassinant les surréalistes, ces « totalitaires de charme » en traitant Giraudoux de « fasciste doux », Emmanuel Mounier (une fois de plus) de pétainiste. Il torture un peu Klossowski pour lui faire avouer que Bataille avait une « tentation fasciste ». Mais en vain. Il s’interroge sur la conduite de Sartre de 1940 ou 1944. Ouf ! Aucune tache sur son plastron. Étonnant ce portrait que BHL fait de Barrès dont un savant mélange de sensualité et d’insolence faisant sa grâce et son succès. Barrès et sa « juvénilité d’allure », son panache, son goût de vedettariat. Ne dirait-on pas un autoportrait de Bernard-Henri Lévy ? La fascination de BHL pour la gent intellectuelle, pour, plutôt, l’intelligentsia, se double heureusement d’une passion pour la littérature et les livres. Et cette passion lui fait regretter le temps volé aux écrivains par la politique. Si les écrivains, dit-il, mettent quelque chose au-dessus de la littérature, ils se condamnent à la stérilité. C’est le dilemme entre la solitaire créativité littéraire et l’efficience politique, urgente, qui est le débat de ce livre et le débat intime de BHL qui sait, par expérience, de quoi il parle.


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