La vérité est que je suis très ému.

Ému de votre présence d’abord. Quelques-uns de mes amis les plus proches. Ma femme. Mes deux enfants, Antonin et Justine. Vous tous.

Et puis ému aussi, je vous le dis très simplement, de cet honneur que vous me faites en m’attribuant ce prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem. Je n’aime pas beaucoup les honneurs, vous savez. Je n’ai pas de décorations. Je n’appartiens à aucune sorte d’académie, ni française ni étrangère. Mais je fais deux exceptions. La Légion d’honneur bosniaque reçue, au titre des services rendus à la résistance armée de Bosnie-Herzégovine, en 1995. Et puis toutes les institutions israéliennes, toutes, qui me font savoir qu’elles veulent bien de moi – et parmi celles-ci, parmi ces distinctions, au tout premier rang de ces institutions, ce prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem que je suis tout particulièrement heureux de recevoir – et ce, pour au moins trois raisons.

Le lieu d’abord.

L’Université elle-même.

Cette Université hébraïque de Jérusalem qui a l’immense mérite, à mes yeux, de réconcilier les deux figures adverses de ce que mon ami Jean-Claude Milner appelle le juif d’étude et le juif de savoir.

C’est vrai que l’histoire juive oppose ces deux figures.

C’est vrai qu’entre le juif de l’étude qui voit la consistance des mondes tenir dans le mystère des lettres carrées et, d’autre part, le juif de savoir, le juif de la Haskala, le juif des Lumières, ce sont les deux modalités du destin juif contemporain qui semblent s’opposer et qui, de fait, s’opposent.

Sauf qu’il y a un endroit au monde où les deux se parlent et communiquent.

Cette opposition si structurante pour le peuple juif il y a un lieu, votre université, où elle est en quelque sorte relevée – n’êtes-vous pas l’endroit d’Israël où se trouvent être en dépôt les archives d’Albert Einstein aussi bien que celles de Gershom Scholem ? n’êtes-vous pas un haut lieu d’études juives en même temps que ce laboratoire mondial des recherches sur le cerveau au bénéfice duquel, d’ailleurs, cette soirée est organisée ?

Cela, mes chers amis, est d’un grand prix, d’un très grand prix, pour un juif qui, comme moi, a toujours refusé de choisir entre l’héritage du Gaon de Vilna ou du Maharal de Prague et celui de Hermann Cohen et de Moses Mendelssohn.

La deuxième raison c’est votre palmarès.

Je ne vais pas citer ici tous ceux qui m’ont précédé dans cette distinction.

Mais je vais vous dire, en revanche, ce qui, à mon humble avis, les rassemble – ou rassemble, en tout cas, ceux que je connais un peu.

Ce sont des juifs positifs.

Ce sont des juifs d’affirmation ou, pour mieux dire, de souveraineté.

Ce sont des juifs qui vivent leur judaïsme, non pas comme une malédiction, mais comme une gloire et, parfois, une joie.

Et ce sont, en même temps, des juifs de l’universel, des juifs universalistes, des juifs qui pensent, comme dit le Verset, que le Dieu des juifs est venu pour tous les hommes – ce sont des juifs qui, croyants ou non croyants, privés de Dieu ou habités par lui, pensent que le judaïsme a un rôle qui est, comme disait Rosenzweig, d’ouvrir pour tous les peuples les portes invisibles et sacrées qu’illumine l’étoile de la Rédemption.

L’histoire du peuple juif est pleine, vous le savez, de gens qui ont pensé l’inverse.

L’histoire récente du peuple juif est pleine d’hommes et de femmes qui ont cru, profondément cru, que c’était soit l’un soit l’autre et que l’universalité humaine était le deuil éclatant de l’être-juif.

C’est l’histoire de ceux que l’on appelait jadis les Israélites français et qui, comme le Bloch de Proust, pensaient qu’il fallait, pour être vraiment français, effacer de leur imaginaire et presque de leur corps toute trace d’appartenance à l’être-juif.

C’est, à l’autre bord, mais cela revenait au même, l’histoire de ces révolutionnaires juifs du XXe siècle, trotskystes, maoïstes, anarchistes, j’en passe, tous juifs de la honte qui croyaient qu’il fallait, par internationalisme, tuer le juif en eux.

Ou c’est, entre les deux, ceux que j’appellerai les néo-marranes et dont les modèles sont le Solal d’Albert Cohen ou le Benjamin Disraeli de la reine Victoria – juif dedans, goy dehors ; juif intimement et faisant, comme disait Cohen, le singe chez les chrétiens ; un judaïsme clandestin, pour un prince de la gentilité…

Cette histoire, c’est le mérite de notre génération de l’avoir renversée.

Si notre génération a apporté quelque chose à l’histoire des modalités du destin juif, c’est cette coexistence d’un judaïsme à la fois intransigeant, fier de lui-même et de ses valeurs, parfaitement public et assumé comme tel, et d’un universalisme non moins résolu : c’est notre histoire ; c’est l’histoire de tous ceux d’entre nous qui ont fait retour au judaïsme sans y voir le moindre motif de renoncer ni à leurs autres appartenances ni à leurs autres engagements ; c’est les héritiers de Hermann Cohen en Allemagne ; ceux d’Isaïah Berlin en Angleterre ; et ce sont, en France, les lauréats du prix Scopus de l’Université hébraïque de Jérusalem.

Car c’est cela qui, à mes yeux, constitue le lien le plus solide de cette compagnie que vous me faites, avec ce Prix, rejoindre.

Et c’est ma deuxième raison d’être, ce soir, si heureux.

Et puis il y a, chers amis, le moment.

Il y a ce moment où nous sommes, qui n’est pas n’importe quel moment dans l’histoire des juifs et d’Israël.

Je me suis, vous le savez, rendu en Israël, dans les villes bombardées du Nord, sur les lignes de front, dès les premiers jours de la sale guerre déclarée par le Hezbollah – et je suis heureux, oui, que ce Prix me soit l’occasion de vous dire à la fois l’effroi et l’espérance qui m’habitent depuis ce jour-là.

Au chapitre de l’effroi, il y a le fait d’abord que je n’ai jamais eu aussi peur pour Israël. Israël a connu d’autres guerres. Et j’ai moi-même connu, souvent, Israël en guerre. Si j’ai eu peur cette fois-ci, si j’ai ressenti une peur que je n’ai ressentie ni en 1967, ni en 1973, ni pendant la première guerre du Liban, ni pendant la guerre dite des Scuds, c’est qu’on a vu se mettre là en place une configuration inédite dont les traits dominants sont, à mon avis, les suivants.

Une menace militaire sans commune mesure avec ce qu’Israël a connu dans le passé du fait de l’intention affichée par le régime nazi de Téhéran de se doter de l’arme nucléaire : certes Israël a toujours été en danger ; certes Israël a toujours su qu’il n’avait pas droit à l’erreur et pas droit, surtout, à la défaite ; mais l’idée de ces missiles Zelzal braqués sur Haïfa et peut-être sur Tel-Aviv et l’idée, en même temps, d’un Ahmadinejad ne faisant pas mystère de sa volonté de rayer le pays de la carte créent un sentiment de précarité que nous n’avons, je crois, jamais connu.

Une situation stratégique elle aussi inédite qui fait que, pour la première fois, Israël a affaire à des adversaires qui n’ont plus d’autre but de guerre que sa liquidation : sans doute était-ce déjà, parfois, le cas ; sans doute une part de ceux qui prétendaient lutter pour un Etat palestinien se fichaient des Palestiniens réels et s’en servaient comme d’un bâton pour, selon le mot fameux, rosser les juifs ; mais enfin ils faisaient semblant ; au moins feignaient-ils d’avoir un projet politique et des buts ; alors que le Hezbollah ne fait même plus semblant et que la haine, sa haine, se trouve pour ainsi dire mise à nu.

Et puis, non seulement en Europe mais dans le monde, la montée d’un antisémitisme lui aussi relativement inédit qui s’articule sur trois théorèmes. Premier théorème : les juifs sont haïssables car ils appuient un Etat raciste, oppressif, génocidaire – c’est l’antisionisme, c’est la haine non plus du juif mais du sioniste. Deuxième théorème : cet Etat qu’appuient les juifs fonde lui-même sa légitimité sur cette escroquerie politique, morale, historique, qu’est le mythe ou, sinon le mythe, du moins la religion et, sinon la religion, du moins l’exagération de la Shoah – c’est le négationnisme ; c’est la négation d’une Shoah présentée comme l’alibi d’un Etat détestable ; c’est la dénonciation du peuple juif comme auteur de la plus énorme escroquerie morale de l’histoire universelle. Et théorème numéro 3, enfin : ce thème de la Shoah et le devoir de mémoire qui va avec, cette insistance à se rappeler un martyre, soit imaginaire, soit démesurément grossi, ont eux-mêmes pour effet d’être comme un nuage d’encre empêchant que soient perçus les vrais génocides, les vrais carnages, les vraies souffrances d’aujourd’hui et c’est le thème, de plus en plus présent dans les débats, de la concurrence des victimes, de la guerre des mémoires et des cimetières – pousse tes morts de là que j’y mette les miens ; oublie la destruction des juifs car c’est la seule façon de penser et, simplement, de voir les autres destructions en cours ; stop avec les juifs, c’est le tour des Palestiniens… Mettez ces trois théorèmes bout à bout. Ils fondent une machinerie terrible qui permet, à nouveau, d’être antisémite en conscience et bonne conscience. Et mettez cet antisémitisme démocratique en phase avec cette haine brute, avec ces armes nouvelles, avec les Zelzal du Hezbollah couplés eux-mêmes à la terreur d’Etat iranienne, et vous comprendrez pourquoi on est en présence, là, d’une bombe atomique morale d’une formidable puissance. Elle a, cette bombe, déjà ses victimes et ses martyrs. En France, Ilan Halimi. Et, en Israël, le jeune David Gritz tué, vous vous en souvenez, dans l’enceinte de votre université, il y a quatre ans – et Ouri, le fils de mon ami David Grossman.

Mais d’un autre côté, je ne crois pas non plus qu’il y ait lieu de désespérer.

D’abord, il y a des batailles que nous avons tout de même gagnées. Je pense justement, par exemple, à cette bataille de la mémoire qui énerve tant les négationnistes et qui, au demeurant, semblait si mal partie il y a trente ou quarante ans, avant leur irruption dans le débat. Rappelez-vous. Ces déportés qui rentraient des camps, perclus de silence parce qu’on les faisait taire… Ce temps où seuls les déportés politiques, ceux qui étaient morts les armes à la main, avaient droit de cité dans la chambre de la mémoire… Ce temps qui semblait donner raison à la terrible prophétie du SS de Primo Levi annonçant – je cite à peu près – que nul juif ne resterait pour témoigner et que, s’il en restait tout de même un, s’il s’en trouvait un pour survivre à l’entreprise d’annihilation et pour la raconter, la chose serait si énorme que nul ne le croirait. Eh bien ce n’est pas le cas. Grâce à Claude Lanzmann, grâce à tous ces musées vivants qui, de Yad Vashem à Berlin, sont devenus les tombeaux des morts juifs sans sépulture, grâce à un travail de transmission pensé et accompli par trois générations de juifs, cette bataille a été gagnée. Nous n’avons, comme dit le prophète, ni plaidé pour rien ni œuvré pour le néant.

Ensuite, nous avons des alliés. Oui, j’ai assez souvent dit la solitude d’Israël, j’ai assez souvent insisté sur sa position d’Etat paria, campant à part des nations, pour ne pas dire aussi, aujourd’hui, que des alliances nouvelles se profilent. Ce sont des alliances de circonstance qui dureront ce qu’elles dureront mais qui, enfin, sont là, comme avec les néochrétiens américains. Ce sont des alliances de destin, plus solides, plus durables, comme avec tous ceux qui, en Europe, finissent par comprendre que, dans la guerre déclarée aux démocraties par ce troisième fascisme qu’est le fascisme d’inspiration islamiste, Israël défend des valeurs qui sont celles de l’Europe. Et ce sont des alliances, enfin, de conscience et de foi – et je pense là à ces catholiques qui ont été les persécuteurs des juifs pendant des siècles mais qui, depuis Vatican II, depuis la visite du pape Jean- Paul II à Auschwitz, depuis la visite de son successeur Benoît XVI au même Auschwitz, sont devenus, non pas exactement nos frères cadets, mais nos amis. J’insiste sur Benoît XVI. On peut en penser ce que l’on veut. On peut, si on est catholique, trouver qu’il soutient mal la comparaison avec son prédécesseur. On peut, si l’on est musulman, avoir gardé en travers de la gorge le discours de Ratisbonne. On peut encore, si l’on songe à la course contre la montre qu’est la recherche, non pas sur le cerveau, mais sur le sida, trouver qu’il en fait un peu beaucoup, sur ce terrain, dans le style saboteur. Ce que je sais, comme juif, c’est qu’on a tenu des propos bien hâtifs et bien injustes après son voyage du 28 mai dernier en Pologne. Ou, plus exactement, ce que je veux rappeler ici c’est qu’il a bel et bien parlé, à propos notamment d’Auschwitz, d’un « crime – je le cite et l’on ne saurait mieux dire – sans équivalence dans l’Histoire ». Ce que je veux rappeler c’est qu’il a bel et bien nommé, sans le moindre doute ni ambiguïté, ce « peuple juif », autrement dit ce « peuple de Dieu », que « les puissants du IIIe Reich » ont « voulu écraser dans sa totalité » et « éliminer du rang des nations de la terre » – et, là aussi, les mots étaient parfaits ; là aussi, ils étaient impeccablement choisis ; là non plus, je ne vois pas ce que nous aurions eu, nous qui sommes ici, à en retrancher ou à y ajouter. Et, quant au moment où il a déclaré que, « en détruisant Israël », les nazis « ont voulu arracher les racines de la foi chrétienne et les remplacer par la foi qu’ils avaient eux-mêmes créée, la foi dans la domination de l’homme fort », que voulez-vous que je vous dise ? D’abord ce n’est objectivement pas faux. Et puis c’est la façon la plus juste, pour un chrétien, de parler, en tant que chrétien, de cette tragédie – et il y a dans ces mots, dans cette prise de conscience d’un destin commun, à travers le projet nazi, pour les peuples chrétiens et juifs, le signe même de l’alliance dont je vous parle et que nous aurions grand tort, nous, juifs, de sous-estimer ou de bouder.

Et puis il y a le fait, enfin, qu’Israël, l’Etat d’Israël lui-même, ne va, en définitive, pas si mal que ne nous le disent, y compris ici, les esprits chagrins. Eh oui. Malgré tout ce que l’on entend, malgré tout ce que l’on lit, à longueur de colonnes, jusque dans la presse de Tel-Aviv, je suis émerveillé, chaque fois que je me rends en Israël, par la vitalité de la démocratie israélienne. J’étais là, je vous l’ai dit, pendant les jours sombres de la guerre. J’ai vu des unités d’élite aller chercher des soldats morts à Maroun al-Ras. J’ai vu, et j’ai raconté dans mon reportage du Monde, l’effort fait par Tsahal pour éviter au maximum de toucher des non-combattants. J’ai vu le désarroi du ministre Amir Peretz un jour où il a appris, à quelques minutes d’intervalle, la mort de trois de ses soldats puis celle, dans un immeuble d’un quartier de Beyrouth contrôlé par le Hezbollah, d’une famille de pauvres gens transformés en boucliers humains et que ses obusiers n’avaient pas repérés. Et j’entends enfin, comme vous tous, cet incroyable débat qui, depuis la fin de la guerre, secoue la société israélienne. Que vaut notre armée ? S’est-elle conduite comme il fallait ? La stratégie de l’état-major était-elle la bonne ? Olmert a-t-il commis des erreurs ? Lesquelles ? Sans parler de cet interminable débat moral dont je ne sache pas qu’il y ait un pays au monde où il fasse rage avec autant de constance : qui sommes-nous ? pourquoi sommes-nous là ? en avons-nous le droit ? Bref, je crois que le miracle israélien dure. Je pense que l’adversité n’a eu raison ni de la « tohar haneshec », de la pureté des armes, ni du rêve de demeurer « or lagohim », lumière pour les nations, un pays d’exception se soumettant à des règles de conduite elles-mêmes exceptionnelles. Et cela, je vous le répète, est la dernière des raisons qui m’empêchent de désespérer.

Alors Israël est en guerre.

Et comme dans toutes les guerres la ligne de front, le rapport des forces, bouge à chaque instant.

Mais enfin je me revois, il y a vingt-cinq ans presque jour pour jour, mon fils n’était pas encore né, nombre d’entre vous non plus, je me revois, rue Geoffroy- Lasnier, parlant de la solitude d’Israël, de la grande difficulté des anciens déportés à faire entendre leur voix, je m’entends parler de ce temps tout bruissant de funestes présages.

Et je crois, vraiment, qu’il y a, certes, des raisons d’inquiétude mais qu’il y a, aussi, des motifs d’espérer – je crois qu’il y a, certes, lieu d’avoir peur mais que le peuple juif a, en même temps, des atouts entre les mains qu’il n’avait pas il y a vingt-cinq ans.

Car il y a encore une dernière chose.

Je regarde la jeunesse juive d’aujourd’hui.

J’observe, à Jérusalem ou à Paris, les contemporains d’Ilan Halimi ou de Ouri Grossman.

Et je les trouve, comment dire ? singulièrement aguerris…

Réflexes trempés, lucidité à toute épreuve, pas le moindre goût pour la victimologie, fierté de soi – la leçon des pères et des pères de leurs pères ; le vrai anti-Œdipe ; une Enéide juive où Enée, cette fois, sauverait Anchise des flammes du désastre. Tel est l’état du monde juif. Telles sont ses forces vives. Et c’est pour cette raison qu’il est permis d’espérer.


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