17 septembre 1971 : un André Malraux vieillissant et convulsé de tics lance sur Europe 1 un appel à la formation d’une nouvelle Brigade internationale pour appuyer la guerre de libération du Bangladesh. La vie du jeune Bernard-Henri Lévy, 22 ans, bascule pile à ce moment-là. Quelques jours plus tard, l’étudiant est reçu par le grand homme dans sa maison de Verrières-le-Buisson. Ainsi adoubé, Lévy part pour le Bengale oriental où il participera à la guérilla, attrapera la malaria et occupera un temps des fonctions officielles après l’indépendance. Ayant trouvé un fils spirituel digne de ce nom, Malraux meurt en 1976.Visiblement Lévy ne sait pas encore à qui passer le flambeau malrucien. Désormais âgé de 74 ans, il court toujours – d’Odessa à Kherson et de Marioupol à Kiev. Dans la salle d’entretien d’ARP, le distributeur de son nouveau film Slava Ukraini, il n’oublie pas ce modèle qu’il n’a jamais renié : « Malraux reste une référence importante à cause de la guerre d’Espagne, au cours de laquelle il fut très courageux, et à cause de son appel pour le Bangladesh, qui fut pour moi un épisode fondateur. Malraux est un très grand écrivain mésestimé. Un roman comme La Condition humaine, c’est majeur. Mais sa vie et son nom lui font de l’ombre. C’est me danger qui guette un écrivain… »
S’agirait-il d’un autoportrait ? Bernard-Henri Lévy a lui aussi écrit beaucoup de bons livres, dont Les Derniers Jours de Charles Baudelaire (prix Interallié 1988), Comédie ou plus récemment Sur la route des hommes sans noms, où il dévoile beaucoup sur lui. Mais à cause de sa vie mirobolante et de son look éternel (élégant costume noir, chemise blanche largement ouverte, cheveux au vent) BHL est comme Malraux souvent réduit à une fausse image – pas pour rien qu’avec Houellebecq ils avaient intitulé Ennemis publics le livre à quatre mains qu’ils avaient publié en 2008. Ses intentions ne sont pas comprises. Le philosophe nous veut-il du bien ? On pouvait en douter quand on suivait de loin la guerre en Libye ou qu’on lisait les éditos un brin méprisants qu’il avait consacré aux Gilets jaunes dans Le Point.
Mais son engagement pour l’Ukraine et contre Poutine, ligne dont il n’a pas changé depuis 2014, rappelle que Lévy sait être clairvoyant. Alors que tant de ses pourfendeurs ont été décrédibilisés par leurs prises de positions prorusses, il se pourrait que 2023 soit son année. Cela tombe à pic : on fête le cinquantième anniversaire des deux rencontres décisives de sa vie.
« Estime et méfiance »
Flashback en 1973. Nous sommes deux ans après le congrès d’Épinay. Premier secrétaire du Parti socialiste, Mitterrand sort des essais (Un socialisme du possible, La Rose au poing). Revenu de ses aventures dans les maquis bangladeshis, Bernard-Henri Lévy en parle dans Combat. Et se souvient : « Mitterrand s’est inquiété de savoir qui était l’auteur de cet article un peu inhabituel. Il n’y avait pas Internet, Wikipédia. On lui dit que c’est un normalien. Sa secrétaire envoie un télégramme rue d’Ulm, à mon nom. Les télégrammes qui arrivaient étaient placardés sur un grand panneau de liège. J’avais quitté Normale Sup’ depuis deux ans, mais il y avait là-bas un autre Lévy, qui s’occupait de la cellule socialiste de l’école, très minoritaire en ces années rouges où les socio-démocrates étaient traités par les maoïstes de “social-traîtres”. Le deuxième Lévy réunit ses camarades pour leur dire que leur travail n’a pas été vain. Puis il comprend le quiproquo. Loyal, il me transmet le télégramme et je joins Mitterrand. En bon pêcheur d’esprits qu’il était, sentant que je n’étais pas complètement demeuré, il me propose de me joindre à un groupe d’experts avec Bérégovoy, Rocard, Fabius, Édith Cresson – les éléphants de l’époque, les mammouths ! Ils avaient tous une spécialité. Mitterrand me demande donc quelle est la mienne. Venant de lire dans le métro un article en première page du Monde sur l’autogestion yougoslave, je lui réponds : “L’autogestion yougoslave !” Mitterrand se lève et me serre la main : “J’ai un autre jeune garçon pour lequel j’ai à la fois de l’estime et de la méfiance, Jean-Pierre Chevènement, dont l’autogestion yougoslave est la marotte. Vous serez son contre-feu. Je ne pouvais pas rêver mieux !” Ainsi ai-je été bombardé conseiller du futur président… »
Cette même année 1973, grâce à Jean-Edern Hallier, Lévy rencontre Jean-Claude Fasquelle, alors vice-directeur de Grasset (dont il deviendra PDG en 1981). Dès 1974 l’intellectuel bourlingueur a sa propre dans la deuxième maison d’édition la plus prestigieuse de France, qui publiera tous ses livres. La guerre vue de ses propres yeux, un pied dans les coulisses du monde politique, un autre dans les intrigues germanopratines et des mondanités proustiennes : tout BHL est déjà là. En 1977, il sort La Barbarie à visage humain, qui assoit sa renommée – il est salué par Roland Barthes dans Les Nouvelles littéraires et Bernard Pivot l’invite à Apostrophes. En 1978, dans L’Abeille et l’Architecte, Mitterrand brosse ce portrait de son spécialiste de l’autogestion yougoslave : « Je me flatte d’avoir pressenti un ce jeune homme grave le grand écrivain qu’il sera. Un danger le guette : la mode. Mais la souffrance, amie des forts, le sauvera. […] Il a déjà dans le regard, ce dandy, de la cendre. […] La Barbarie à visage humain est, à l’image de son auteur, un livre superbe et naïf. Superbe par le verbe, le rythme intérieur, l’amère certitude qu’il n’est qu’incertitude. Naïf par l’objet de sa quête, qui le fuit dès qu’il approche. » Notre article pourrait s’arrêter là. Mais ce serait réduire cet admirateur de Lawrence d’Arabie à son côté romanesque et romantique, façon Bernard-Henri de Libye. Et oublier qu’il a aussi une pensée, laquelle ne varie pas – une « passion fixe », dirait son vieil ami Sollers.
Caractère immémorial de la guerre
Ces dernières décennies, on a en effet vu BHL derrière tous nos présidents successifs, tel un Talleyrand moderne. Qu’on lui trouve du panache ou qu’il agace, défendant sur tous les fronts l’idéal démocratique et le droit d’ingérence, on ne peut que reconnaître sa constance. Notre XXIème siècle marqué par la montée du souverainisme ne l’a-t-elle pas transformé en Don Quichotte de plus en plus minoritaire ? « J’ai passé un demi-siècle à plaider pour l’universalisme et l’internationalisme. Cette vague souverainiste me navre – le Brexit, Marine Le Pen, Orban… En même temps, philosophiquement, rien n’est irréversible, rien n’est jamais joué. Je crois à l’égale et symétrique fausseté des discours de la décadence et du progrès. Spengler et Marx se trompent tous les deux. Ce qui a raison de l’un et de l’autre, c’est l’évènement : un peuple, un homme, un accident historique, qui alors renverse tout. Dans la guerre qui nous préoccupe actuellement, il y a un homme ordinaire qui est devenu un grand homme : Zelensky. Et derrière lui un peuple qui était considéré comme un peuple soumis et qui se révèle d’une bravoure inouïe. On a toujours raison, non pas de se révolter comme je le disais dans ma jeunesse, mais s’entêter à défendre ce qu’on croit juste. »
Cela frappe dans Slava Ukraini : on a l’impression de revoir Bosna !, son film de 1994. Les drones et autres gadgets ne changent rien au caractère immémorial de la guerre : « En Ukraine il y a à la fois les armes les plus technologiques, les hackers les plus performants, et les tranchées. C’est Verdun et la Silicon Valley. On peut même dire : Alésia et la Silicon Valley. Cela nous renvoie encore plus loin : à la guerre du Péloponnèse, aux guerres médiques, à L’Iliade… Pour les gens qui s’intéressent vraiment à la guerre, à la place prise par la vaillance des hommes et à la performance des armes, ainsi qu’au rapport à la société civile, tout a été dit dans les trois récits initiaux par Thucydide, Hérodote et Homère. »
BHL n’est pas un héritier d’Hérodote, écrivant ses Histoires à froid, quarante ans après la fin des guerres médiques. Il fait même strictement l’inverse : « Filmer à chaud la guerre en Ukraine, ça vient d’un parti pris que j’avais expliqué en 2010 dans De la guerre en philosophie. À mes yeux, l’erreur absolue, ou la paresse intellectuelle par excellence, c’est d’attendre que l’histoire soit finie pour la raconter. Cette phrase de Hegel me fait horreur : “La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit.” Je préfère parler comme Walter Benjamin de l’ange de l’histoire, et je n’attends pas qu’il ait dit son dernier mot. C’est un point capital. Intervenir dans un événement, c’est prendre le risque de se tromper, mais pour moi, c’est une obligation. »
Cette évidence lui a valu au cours de sa vie de nombreux ennemis, et les foudres de sommités tels Aron, Bourdieu, Leys… Quelle descente l’a le plus blessé ? « Je ne parlerai pas de “blessure”. Mais il y a des attaques qui m’ont importé, oui. Deleuze avait écrit dans Le Monde un article violent, très polémique, sur les nouveaux philosophes. Et, sur Le Testament de Dieu, il y avait eu un article dur de Pierre Vidal-Naquet : et lui aussi, je l’estimais… » Le niveau a sans doute baissé. Quels intellectuels suit-il encore ? « Deux adversaires dont les noms me viennent à l’esprit : Régis Debray et Alain Finkielkraut. Debray est un vrai adversaire. Finkielkraut est un camarade, mais on ne pense pas pareil. Pour l’un comme pour l’autre, cependant j’ai du respect. »
Sans faire de psychologie de comptoir, on sait à quel point la figure de son père, qui s’est battu en toute première ligne à Monte Cassino, a compté pour lui. Bernard-Henri Lévy s’est longtemps cherché, peut-être pas des pères de substitution, mais des aînés sur lesquels s’appuyer : son professeur Althusser, Roger Stéphane, Malraux, Mitterrand (qui fut témoin à son second mariage en 1980), Fasquelle, Pierre Bergé… Quel regard porte-t-il sur la génération qui l’a suivi ? Dans les années 1990, il avait fait entrer chez Grasset deux compagnons de route de Technikart : Frédéric Beigbeder et Yann Moix. Et aujourd’hui ? Le grognard voit-il une relève ? Des hussards dignes de confiance pour tenir le front intellectuel ? Il nous cite trois noms : Raphaël Glucksmann, Nathan Devers et Baptiste Rossi (jeune auteur Grasset désormais plume de Macron).
Pamphlet anti-hygiéniste
BHL n’est pas près de lâcher le rôle de Malraux. Parce que personne n’en a l’étoffe et les réseaux, et parce qu’il est en grande forme, comme en témoigne Ce virus qui rend fou, le pamphlet qu’il avait publié il y a trois ans contre les restrictions des libertés publiques. Quelle mouche l’avait piqué ? « Le confinement avait commencé en mars 2020 et le livre était sorti en mai. On a rarement fait aussi vite ! J’ai écrit le livre en une semaine, dans la rage. L’hygiénisme pour moi est historiquement un des éléments constitutifs du fascisme, qu’il soit de droite ou de gauche. C’est avec ça qu’on crée les sociétés les plus irrespirables et les plus liberticides. » On n’enfermera pas chez lui Bernard-Henri Lévy. On ne l’empêchera pas de continuer à parcourir le globe pour défendre les causes qui lui tiennent à cœur. Au risque de contredire Mitterrand, on trouve peu de cendre dans le regard de ce dandy toujours fringant : « Quelque chose me plaît dans le caractère difficile du reportage de guerre. Mon moteur c’est quand j’ai l’impression que je peux écrire ou filmer quelque chose qui ne sera pas écrit ou filmé de la même manière par quelqu’un d’autre. Si j’ai l’impression que tout est dit, je reste chez moi à Tanger ou à Paris – je ne suis pas masochiste. Tant que mon regard peut avoir une quelconque utilité, rien ne saurait me décourager, sauf si je devenais physiquement inapte – ce que je n’imagine pas ! Pour réaliser Slava Ukraini, j’ai passé presque un an à crapahuter avec des gens qui étaient parfois trois fois plus jeunes que moi. Pour autant je ne me sentais pas fatigué, même quand il faisait froid, noir, et que l’on entendait des bombardements. La question de l’âge n’a pas beaucoup de sens pour moi. »
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