Officiellement ouverte ce week-end, la campagne pour les élections européennes du 12 juin a brusquement pris un tour nouveau. En décidant vendredi de déposer leur liste « L’Europe commence à Sarajevo », les intellectuels, groupés derrière le professeur Léon Schwartzenberg et le philosophe Bernard-Henri Lévy, contraignent la classe politique à s’expliquer sur ce qui constitue aujourd’hui l’une des grosses épines européennes. Faut­il, comme ils le demandent, lever l’embargo sur les armes en Bosnie et refuser toute partition du territoire ? La question s’adresse d’abord à François Mitterrand et au gouvernement. Mais surtout elle oblige chaque candidat à prendre position. Créditée, selon les sondages, de 4 à 12 % des intentions de vote, le mouvement initié par BHL illustre de façon spectaculaire le poids que prennent les petites listes dans ce scrutin.

Élections réputées difficiles – l’abstention était en 1989 de 51,3 % – les européennes sont, traditionnellement, celles qui inspirent le plus de candidats. Cette année, vingt listes s’affrontent ; elles n’étaient « que » quinze en 1989. Plus de la moitié n’a pourtant aucune chance d’atteindre les 5 % exigés pour compter des élus au Parlement européen.

Le mode de scrutin – la proportionnelle sur le plan national – explique en partie ce foisonnement de candidatures : pour les petits partis ou les petits mouvements sans réelle visée électorale, les européennes constituent l’occasion idéale de faire passer un message. Les intellectuels l’ont parfaitement compris. Ils ne sont pas les seuls : comme en 1989, les partis d’extrême gauche sont présents (Lutte ouvrière, Parti des travailleurs) et d’autres mouvements ont fait leur apparition, – régionalistes, représentants de l’outre-mer, responsables d’associations de chômeurs, etc. Victimes de leurs divisions internes, les écologistes viennent également grossir cette année le lot : alors qu’ils avaient obtenu un peu plus de 10 % des voix en 1989, ni les Verts, ni Génération Écologie n’atteignent, pour le moment, dans les sondages, le seuil nécessaire des 5 %.

Un autre élément contribue cette année à la dispersion des listes : la proximité de l’élection présidentielle de 1995, qui inspire bon nombre de stratégies. A droite, la majorité a, certes, privilégié l’union, en décidant de taire les divergences qui avaient opposé l’UDF et le RPR lors du référendum sur Maastricht ou de la négociation des accords du GATT. Mais elle se retrouve face à deux candidats encombrants : le député UDF Philippe de Villiers, qui poursuit, avec l’aide de l’homme d’affaires Jimmy Goldsmith, sa croisade anti-Maastricht ; le leader du Front national, Jean-Marie Le Pen, qui, en développant des thèmes très proches – le refus du libre-échange, la crainte de l’immigration –, tente de renouveler son score de 1989. Conscients des risques du scrutin, les présidentiables de la majorité ont tous préféré rester dans l’ombre, laissant au centriste Dominique Baudis le soin de mener une campagne consensuelle, axée sur « l’Europe qui marche », avec l’espoir de réaliser plus de 30 % des voix.

A gauche, le paysage est encore plus éclaté : le PS, qui, dans la foulée des élections cantonales, espérait confirmer sa remontée, est concurrencé par trois autres listes. La plus gênante est celle du MRG, menée par Bernard Tapie, dont on voit mal sur le fond en quoi elle se distingue du projet socialiste. Médiatique en diable, bien décidé à poursuivre, au-delà des européennes, sa carrière politique, le député des Bouches-du-Rhône est crédité de 8 à 10 % des intentions de vote. Il est difficile de dire si ses démêlés financiers et juridiques joueront contre lui. Le fait est qu’il occupe le devant de la scène. Les socialistes doivent également tenir compte de la présence de deux listes de gauche anti-Maastricht : celle du PCF, qui avait obtenu 7,7 % des voix en 1989 ; celle de Jean-Pierre Chevènement, qui en ralliant quelques personnalités de gauche – l’ancien ministre communiste Anicet Le Pors, la féministe Gisèle Halimi, l’écrivain Edmonde Charles-Roux –, tente de susciter un mouvement dissident du PS. Enfin, la liste de Bernard-Henri Lévy, qui pourrait bien séduire une partie des électeurs socialistes, vient brouiller un peu plus le paysage.

En décidant, contrairement aux leaders de la droite, de s’engager directement dans la bataille des européennes, Michel Rocard a pris un très gros risque. Les sondages le laissent obstinément en dessous du seuil modeste qu’il s’est fixé (20 %) et ses récentes prises de position sur la Bosnie, qui se démarquent de celles de François Mitterrand, ont réveillé des dissensions qui ne demandaient qu’à être rallumées. Faute d’un redressement rapide, l’avenir présidentiel du premier secrétaire du PS pourrait bien être compromis.

Et l’Europe dans tout cela ? Elle apparaît à la fois tributaire des calculs politiques et victime de la faible cote dont elle bénéficie actuellement : même s’ils partagent la conviction qu’il faut poursuivre la construction européenne, même si leurs programmes sont très proches (voir ci-dessous), les deux grandes listes – celle de la majorité et celle du PS – cherchent obstinément à se démarquer pour des raisons de politique intérieure. En outre, si le camp des anti-Maastricht reste, à droite comme à gauche, relativement puissant, celui des partisans du traité semble frappé de désarroi. A force de vouloir gommer les divergences entre l’UDF et le RPR sur des points clefs, comme la monnaie unique ou la grande Europe, on ne sait plus très bien pour quelle Europe milite Dominique Baudis. Même incertitude du côté du PS, qui, vingt mois après le référendum, fait campagne sur le thème « d’une autre Europe, plus sociale et plus solidaire ». Les quelque 19 millions de chômeurs que compte la Communauté, l’impuissance de l’Europe à régler la question bosniaque, le processus d’élargissement en cours, mené sans réforme préalable des institutions, sont, il est vrai, autant d’épines qui gênent les pro-Maastricht. En les forçant à s’expliquer sur des réalités qu’ils cherchaient à passer sous silence, « L’Europe commence à Sarajevo » joue bel et bien le rôle d’un électrochoc.


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