Voici sans doute le livre de Bernard-Henri Lévy qui illustre le mieux ce qu’il désigne lui-même comme sa « folie de l’ubiquité ». A la fois reportage, traité et fragments d’autobiographie, comme on en trouvait déjà dans Le Lys et la Cendre et Comédie (Grasset). « Oui, la folie de l’ubiquité, en tous les sens du mot, y compris géographique : être en plusieurs lieux à la fois, c’est peut-être un rêve d’enfant, mais j’ai parfois le sentiment d’y parvenir… Ce doit être une névrose… » Est-ce ce désir là qui perturbe la tentation autobiographique, très forte dans ce texte, mais comme retenue ? « Sûrement, répond Bernard-Henri Lévy. En effet, je ne me livre pas tant que ça dans ces chapitres autobiographiques. Ce n’est pas encore ici que “j’abats mon jeu”, comme disait Aragon qui ne l’a d’ailleurs jamais abattu. Plus tard… On verra. Abattre son jeu, c’est dire vraiment comment on fonctionne, comment on vit, etc. Ce n’est pas l’heure. Et puis mon désir d’ubiquité n’exclut-il pas l’idée même d’abattre son jeu ? »

Il y a toutefois dans ce livre la volonté d’affirmer la cohérence d’un parcours – qui se dessine nécessairement, ou pas du tout, quand on atteint la cinquantaine – ainsi que le refus de renier sa jeunesse. « Je pense la même chose qu’il y a quelque trente ans, au moment de ce que je vois comme une seconde naissance, après l’enfance, après l’adolescence, auprès d’Althusser », dit Bernard-Henri Lévy. Ainsi de son analyse du maoïsme, très à contre-courant des slogans, écrit-il, ce qui se jouait vraiment dans cette affaire (en gros : la seule « langue » qu’avaient à leur disposition les hommes et les femmes de ma génération pour donner congé au stalinisme […], un avant-poste dans le dispositif adverse et qui, de l’intérieur, travaillait à le détruire ; un biais, un détour, une ruse de l’histoire, un chas d’aiguille, où commençait de se faufiler le fil de cet anticommunisme de gauche dont je tiens aujourd’hui que l’élaboration fut l’honneur de ma génération). »

Comme à chaque fois que Bernard-Henri Lévy parle de lui, la figure de Louis Althusser resurgit, et elle n’est jamais évoquée sans une certaine gravité : « Peut-être parce que c’est une figure de paternité intellectuelle. Peut-être aussi parce que c’est l’être au monde que j’ai le moins percé à jour. Je n’avais pas compris que la raideur théorique, l’antihumanisme étaient comme une chape posée sur une folie galopante. Mais le peu de philosophie que je sais, c’est lui qui me l’a enseigné. Pourquoi j’en parle autant ? Je ne sais pas. Probablement à cause de son énigme. Et parce que je l’aimais. Et puis parce que c’est l’intellectuel avec qui j’ai eu le sentiment le plus vif d’une transmission réussie. Il faudra que je m’explique davantage sur tout cela. »

De cette autobiographie toujours différée, ce qui apparaît de la manière la moins elliptique dans Réflexions sur la guerre, le mal et la fin de l’histoire, c’est l’interrogation de Bernard-Henri Lévy sur sa manière de faire du journalisme. Il se réfère à Sartre considérant le journalisme comme genre littéraire par excellence « pour quelqu’un, ajoute-t-il, qui a parfois le sentiment d’étouffer, ici, dans la vie courante. J’aime les situations extrêmes, où l’on se met en péril. J’ai l’impression de sentir plus, de penser mieux, quand je suis “ailleurs”, dans des zones du monde improbables. » « C’est pour cela que je fais du journalisme depuis le début des années 1970. Mais, au fil du temps, le rapport entre journalisme, politique et littérature s’est inversé. Je n’ai jamais eu l’amour de la guerre. Mais il y avait cette ancienne “jubilation de l’enfer” que je décris dans le récit. Et puis il m’est arrivé de penser qu’une guerre était juste et qu’il était juste de s’en mêler. J’ai donc fait d’abord du journalisme avec une démarche politique. Je dirais jusqu’à la Bosnie. Aujourd’hui, cet aspect-là s’éclipse et l’élément littéraire prend le dessus. »

Ubiquité encore : « J’ai toujours pensé, insiste Bernard-Henri Lévy, que quand on a le privilège de pouvoir vivre plusieurs vies, il serait stupide de se résigner à en avoir une seule. A Paris, dans le milieu littéraire de Saint-Germain-des-Près, je m’ennuie. » Manquerait-il de « vie intérieure » ? « Non, mais je crois que ma vie intérieure fonctionne encore mieux quand elle entre en combinaison avec des sensations autres. Je ne fais pas du journalisme pour oublier mes propres démons, mais au contraire pour aller à leur rencontre. Souvent les écrivains croient que lorsqu’ils sont dans leur chambre, ils sont face à leurs démons et ils sortent pour se détacher d’eux-mêmes. Pour moi, c’est le contraire. »

C’est pourquoi le journalisme, pour lui, « s’inscrit dans un projet global d’écriture, une démarche d’écrivain ». « Je n’ai pas la même manière de regarder le monde que les journalistes de métier. Je ne donne pas de chiffres, pas d’informations brutes. Je cherche au contraire, partout, des traces de subjectivité. Je veux fabriquer des visages. Donner à sentir des corps. Le fantasme absolu et secret, ce serait, bien sûr, “fabriquer une comédie humaine”. Un jour je ferai des romans de tout cela. Et, aussi, l’autobiographie dont je ne donne aujourd’hui que des bribes. Parce que, si, dans la vie, je respire mieux quand je bouge, dans l’écriture je respire de la même manière quand j’écris Le Siècle de Sartre ou ces récits de voyage. Tout ça est taillé dans le même drap. Mon travail, je le vois comme une sorte de système absolument plan où les différents genres sont là, au même niveau, et je vais de l’un à l’autre. » Peut-être y a-t-il, par fragments encore, dans son livre comme dans ses propos, la définition du Bernard-Henri Lévy de la maturité, celui qui sent que pour un écrivain, il n’existe, au bout du compte, qu’une seule manière d’abattre son jeu, faire une œuvre.


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