Oui, Robert Badinter, Germaine Tillion, Jean Lacouture ont raison : même dans le cas extrême du crime contre l’humanité, il y a, sans doute, un moment où le souci de l’humanité peut prévaloir sur celui du crime.
Oui, Bernard Kouchner, qui fut à l’origine de la loi dont vient de bénéficier Maurice Papon, n’a pas complètement tort non plus : face à l’image de cet homme malade, très vieux, et condamné à mourir en prison, on est partagé entre la tentation de se dire : « tant pis ; c’est ainsi ; réservons notre pitié à de plus nobles causes » et celle de se reprendre : « la justice n’est pas la vengeance ; même les salauds ont droit au Droit ; cette morale même dont, en leur temps, ils refusèrent le bénéfice à leurs victimes, c’est l’honneur de celles-ci de leur en offrir aujourd’hui les garanties. »
Et quant à s’interroger enfin sur la nature et le degré de la maladie qui motive cette mise en liberté, quant à se demander si cet homme qui est sorti sur ses deux jambes, très droit, de sa cellule de la Santé, est aussi grabataire que l’ont prétendu ses avocats, quant à disserter de la question de savoir s’il n’aurait pas dû, pour mieux prouver son état, apparaître plus chancelant, ou couché sur une civière, merci, très peu pour moi, je ne suis ni flic ni médecin et n’ai aucune envie, vraiment, d’entrer dans ce débat oiseux.
D’où, alors, vient le malaise ?
D’où la colère qui, comme les trois quarts des Français, ne me quitte pas depuis huit jours ?
Il y a le fait d’abord que, si le pardon est une belle chose, on ne peut pardonner qu’à quelqu’un qui le demande. Or Papon ne demande rien. Il n’a exprimé, tout au long de son procès, ni remords ni regrets. Il justifie Vichy. Il légitime la collaboration. Loin de demander grâce, il persévère, autrement dit, dans le crime et, face à ses victimes, ou aux fils et filles de ses victimes, ajoute l’outrage à la douleur.
Il y a le fait, ensuite, que ce multirécidiviste du crime contre l’humanité, cet homme qui a plus de morts sur la conscience que n’importe lequel de nos détenus, aura été l’un des tout premiers à bénéficier de la loi Kouchner. Les prisons françaises sont pleines de grabataires plus malades et moins coupables que lui. Elles sont pleines, notamment, de malades du sida dont l’état de santé est au moins aussi incompatible que le sien avec le maintien en détention. Pourquoi lui, dans ce cas, et pas eux ? Pourquoi la mansuétude de l’Etat ne trouve-t-elle à s’exercer qu’envers un criminel de bureau qui sut, d’une main qui ne tremblait pas, envoyer à la mort 1 600 juifs ?
Et puis il y a le risque enfin de voir cette agitation tourner à la révision du procès, voire la réhabilitation du condamné. Papon n’a, je le répète, jamais reconnu ses forfaits. Qui nous dit qu’il ne va pas mettre à profit cette liberté retrouvée pour s’entêter dans sa défense et salir donc, à nouveau, l’humble mémoire des morts ? Qui nous dit qu’un processus n’est pas en cours qui convaincra nombre de nos compatriotes que la déportation des juifs français fut un détail de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale ? Comment ne pas voir que cette libération de Maurice Papon pourrait devenir alors une sorte d’anti-discours du Vél d’Hiv – comment ne pas entendre la revanche de l’autre France, celle de la rancune et de la nostalgie, qui n’a jamais avalé les paroles historiques de Jacques Chirac établissant la responsabilité de la France dans la déportation des juifs ?
Pour qu’il n’en aille pas ainsi, pour que l’application de la loi ne signifie pas déni de la justice et du droit, on aimerait demander, sinon à Papon, du moins à ses avocats, d’avoir la décence de se taire.
On aimerait que cette mise en liberté s’accompagne d’une mise sous contrôle judiciaire sauvant ce qui peut l’être de l’esprit d’une loi qui ne saurait valoir absolution pour un homme qui, pour le coup, pourrait bien troubler l’ordre public.
On voudrait demander aux journalistes, aux directeurs de conscience et d’opinion, on voudrait supplier tous ceux qui auront la tentation de faire du spectacle de cette affaire et, le délai de décence passé, de tendre des micros à l’ancien secrétaire général de la préfecture de Gironde, on voudrait pouvoir les adjurer de tout faire pour empêcher qu’une mesure d’humanité ne tourne à la révision rampante et à la défaite, par la volonté têtue d’un seul, des institutions du pays.
Et puis on priera les autorités compétentes d’aller au bout de leur démarche et, comme l’ont demandé l’avocat Thierry Lévy, Act Up, ou le grand résistant Daniel Cordier, de libérer d’urgence les dizaines, peut-être les centaines, de malades qui sont en train, comme lui, de mourir loin de leurs familles, en prison : alors, et alors seulement, se dissipera le sentiment d’une ancienne connivence dont aurait, au soir de sa vie, encore bénéficié Maurice Papon ; alors, et alors seulement, s’effacera le terrible soupçon qu’un haut fonctionnaire jetant des gosses dans un wagon plombé en partance pour Auschwitz serait moins coupable, aux yeux de nos juges, qu’un casseur de banlieue, un pédophile ou un dealer ; alors, et alors seulement, le sentiment diffus mais dévastateur d’une « préférence Papon » cédera la place à l’évidence retrouvée de la justice républicaine, égale pour tous les citoyens et assise, non sur les privilèges d’une caste, mais sur des principes partagés.
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