Bien sûr, il y a la Pologne.

Encore, toujours, sempiternellement la même horreur polonaise et ses grandes processions d’ombres, presque muettes maintenant.

Cette mince, si mince plaie de mots qu’elle avait su faire en nos têtes et dont la trace s’efface déjà, doucement, tandis que nous vaquons à nos chères affaires intérieures.

A l’intérieur, justement, l’annonce si discrète, si évidemment honteuse, de ce fameux « contrat du siècle » qui, en même temps qu’il nous ouvre grandes les portes d’une collaboration nouvelle, est comme un gazage spirituel du peuple de Varsovie.

Et pourtant, malgré cela, malgré tant d’insistantes raisons, c’est ailleurs que, paradoxalement, j’ai cru trouver cette fois l’événement clé de la semaine : dans la passion étrange, et si mystérieuse quand on y songe, avec laquelle le tout-État socialiste a pu, huit jours durant, insulter cette respectable institution qui, depuis 1958, s’appelle le Conseil constitutionnel…

*

Car, en un sens, quelle bizarre chose que cette volonté de salir un conclave de vénérables que leur statut, la durée de leur mandat, les conditions mêmes de son exercice devraient suffire à placer au-dessus de tout soupçon !

Quel singulier acharnement, par exemple, à évoquer, pour les confondre, les vertus de telles ou telles « Cours suprêmes » à l’étranger, quand chacun sait que lesdites cours présentent, elles, pour le coup, tous les signes possibles de l’esprit partisan et politique !

Nos procureurs sont-ils si ignorants, qu’il faille leur signaler que cette assemblée « de droite », acquise au « giscardisme » et dont ils savent si bien les liens avec le ténébreux « mur de l’argent », n’avait jamais su, jusqu’à ce jour, donner une seule fois raison à une demande de saisine issue de l’ancienne majorité ?

Est-ce à moi, surtout, de leur remettre en mémoire les temps pas si lointains où tel de leurs juristes s’extasiait de tant de ressource, exhortait ses chers collègues à y puiser davantage encore et, incollable sur les mille et une merveilles de l’admirable procédure, rédigeait à cet effet un véritable petit guide pratique à l’usage de l’utilisateur pressé ?

L’auteur du guide en question s’appelle Michel Charasse. On me dit que, devenu entre-temps conseiller à l’Élysée, il n’a pas été sans influence dans l’affaire des nationalisations. Mais j’avoue ne pas concevoir, pourtant, que l’ivresse d’un pouvoir neuf puisse suffire à provoquer une palinodie de cette ampleur ; ni qu’une série de très humbles amendements ait pu, à elle seule, attirer sur le Conseil toute l’ire, la haine, l’inexplicable foudre des socialistes…

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D’autant — et c’est plus troublant encore — que la malheureuse institution n’est pas précisément de celles à qui l’on pourrait reprocher d’avoir entravé, en son temps, l’avènement des idéaux de la gauche.

Que c’est elle par exemple qui, jadis, et sans attendre le sacre du 10 mai, avait proclamé urbi et orbi le droit pour les ouvriers de participer à la définition de leurs conditions de travail.

Qu’aussi sénile, débile, obtuse qu’on veuille bien la dire, c’est à elle aussi, et à son historique arrêt affirmant la légitimité de la loi sur l’avortement, que des millions de femmes, en France, doivent un peu leur droit, aujourd’hui, à disposer de leur corps.

J’appartiens pour ma part à une génération qui n’a pas tout à fait oublié, je crois, ces sombres semaines de 1971 où, face à un régime décidé à liquider ce qui restait du maoïsme, c’est elle toujours qui sut élever la voix en faveur de Simone de Beauvoir, de l’Association des amis de la Cause du Peuple et de la liberté d’association menacée.

Tous ceux qui, comme moi, placent le combat antiraciste au premier rang de leurs soucis, ne peuvent pas oublier non plus comment, l’année dernière encore, au moment où Christian Bonnet nettoyait la France de ses métèques et où Georges Marchais, en écho, lui soufflait la fine formule d’un racisme d’Etat à la française, c’est à ces neuf vieillards indignes, grippe-sous, presque infâmes, qu’il revint de dire non et de freiner le fol engrenage.

D’une manière plus générale, je n’arrive pas à comprendre en vertu de quelle logique les responsables, les députés, les militants du premier parti de la gauche française peuvent transformer en bouc émissaire un organisme qui — on le sait peu — aura eu le mérite, au bout du compte, de rendre vie, de redonner force de loi, de réintégrer littéralement dans le corps même de la Constitution ces vieux chiffons de papier que sont la Déclaration de 1789, le Préambule de 1948, autrement dit les Droits de l’homme.

Ou, plus exactement, je ne peux le comprendre qu’en butant sur cette évidence, massive et terrible à la fois : la gauche, à l’heure du triomphe, ne sait rien de plus urgent à entreprendre dans l’ordre du droit public que l’abaissement, l’avilissement systématiques de ce qui fut, demeure et restera probablement longtemps encore l’un des plus sûrs piliers de la révolution démocratique en France.

*

Et de fait tout est là. Et tout, à partir de là, s’éclaire.

Car n’est-ce pas à cela alors, à cette insupportable prétention justement, que, par-delà toute querelle précise, les socialistes en ont ?

Tout cet extravagant déchaînement n’a-t-il pas son origine dans le refus d’imaginer des libertés si frêles, si fragiles, si précaires, qu’il faille rien de moins, pour les maintenir, que ces lourds appareils parasitaires qu’on nomme « institutions » ?

Que ces « institutions » aient eu leur usage jadis, en ces âges de pierre où l’Etat bourgeois divisait encore les hommes d’avec eux-mêmes, ils l’admettent bien volontiers : mais où diable demeure leur nécessité, sous la douce férule socialiste, en ces temps retrouvés d’un peuple roi et d’un roi populaire qui vivent spontanément, immédiatement, à l’ombre du Juste et du Bien advenus ?

C’est à peu près ainsi que raisonnaient les Jacobins déjà quand, en l’an III de notre grande révolution nationale, ils refusaient à Sieyès son projet de « jury constitutionnel » qui, déjà, était destiné à remédier aux carences, aux égarements possibles du Parlement.

Et Lionel Jospin ne dit rien d’autre lui non plus quand, répétant la formule où se scandent depuis des lustres les populismes de tous bords, il objecte au Conseil constitutionnel qu’il a le tort d’enfreindre la seule « légitimité » qui vaille, et serait, à ses yeux, celle du « peuple souverain ».

*

On touche ici, je le crains, au cœur même du débat.

Car, au fond de cette attitude, il y a la vieille illusion, tenace comme le siècle, d’une juste « volonté générale » incapable d’errer ni de durablement s’égarer.

Cette conviction muette que la « représentation nationale », comme les masses, a toujours raison et ne saurait jamais, en conséquence, prendre le visage du délire.

Ce cercle, si l’on préfère, qui, reportant sur le corps du pouvoir laïc toute la divine majesté jadis dévolue aux rois, interdit de lui donner quelque borne, quelque limite, quelque contrôle que ce soit.

En clair, cela s’appelle l’arbitraire. Le règne d’un absolutisme qui, jouant sur la maxime ancienne, délie les lois, maintenant, des contraintes de la loi. Le retour d’âge d’un rousseauisme sommaire qui vient battre en brèche, de nouveau, la vieille leçon tocquevilienne d’une liberté difficile, laborieuse, toujours en mal de médiation.


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