Quoi qu’il arrive désormais, rien ne sera jamais plus comme avant à Téhéran.
Quoi qu’il arrive, que la contestation s’emballe ou marque le pas, qu’elle finisse par triompher ou que le régime parvienne à la terroriser, celui qu’il ne faudrait plus appeler que le président non élu Ahmadinejad ne sera qu’un président au rabais, illégitime, affaibli.
Quoi qu’il arrive, quelle que soit l’issue de la crise ouverte, il y a quinze jours, par l’énormité d’une fraude dont plus personne de sérieux ne doute, aucun dirigeant iranien ne paraîtra plus sur la scène du monde, aucun ne se présentera plus dans une négociation avec Obama, Sarkozy, Merkel, sans être nimbé, non de l’auréole de lumière rêvée par Ahmadinejad lors de son discours aux Nations unies de 2005, mais du nuage de soufre qui s’attache aux tricheurs et aux bouchers.
Quoi qu’il arrive, l’ayatollah Khamenei, successeur de Khomeyni et, à ce titre, Guide suprême du régime, autorité tutélaire du président, père du peuple, sera sorti de son rôle d’arbitre, aura éhontément pris parti pour une faction contre les autres et aura donc perdu, lui aussi, ce qui lui restait d’autorité : « Dieu seul connaît mon vote » , avait-il prudemment rétorqué, il y a quatre ans, à ceux qui l’invitaient déjà à dénoncer la fraude – « au nom de Dieu le miséricordieux, je blinde, je cogne et je dissous le peuple », a-t-il cette fois répondu aux naïfs qui s’imaginaient qu’il était là pour faire respecter la Constitution.
Quoi qu’il arrive, le bloc d’ayatollahs qui avaient toujours réussi, quelles que soient leurs divergences de point de vue ou, surtout, d’affaires et d’intérêt, à maintenir une unité de façade, auront fait étalage de leurs féroces divisions : les uns, derrière Khamenei, approuvant la décision d’écraser le mouvement dans le sang ; les autres, comme l’ex-président Rafsandjani, maître de la très puissante Assemblée des experts, annonçant, si l’on ne prenait pas en compte la vague de protestation, l’éruption de véritables « volcans » de colère ; d’autres encore comme le grand ayatollah Montazeri qui, de sa résidence surveillée de Qom, appelle à un recomptage partiel des votes et à un deuil national pour les victimes de la répression ; sans parler des sommités religieuses du Bureau des séminaires théologiques qui ne craignent plus d’évoquer l’hypothèse, hier encore sacrilège, d’une démission de Khamenei et de son remplacement par un « Conseil de guidance ».
Quoi qu’il arrive, et par-delà ces batailles d’appareil, le peuple se sera dissocié d’avec un régime à bout de souffle et touché au cœur.
Quoi qu’il arrive, une jeunesse que l’on pensait acquise aux principes de l’islam politique et dont, il y a un mois, à son retour de Genève, on nous racontait qu’elle avait réservé un accueil triomphal au président non élu Ahmadinejad, aura dit, haut et fort, avec une audace qui n’a d’égale que son intelligence politique, que ce président lui fait honte.
Quoi qu’il arrive, il y aura, à Téhéran, à Tabriz, à Ispahan, à Zahedan, à Ardabil, des millions de jeunes gens qui seront, l’espace de quelques jours, devenus, comme le timide Moussavi, en quelque sorte plus grands qu’eux-mêmes – et auront compris qu’ils pouvaient, à mains nues, sans provocation ni violence, braver un pouvoir aux abois.
Quoi qu’il arrive, il se sera produit cet événement extraordinaire, ce miracle, qu’est toujours un soulèvement populaire et qui, en la circonstance, doué de ce mimétisme aveugle, et comme inconscient de soi, qui est propre à l’ange de l’Histoire quand il croit aller de l’avant et regarde, en réalité, vers l’arrière, aura semblé reproduire, mais à l’envers, les scènes décrites, il y a trente ans, dans les mêmes rues, aux abords des mêmes casernes et des mêmes bazars, par un Michel Foucault à cent lieues de supposer que la vraie révolution était à venir et qu’elle serait l’exact contraire de celle qu’il décrivait.
Quoi qu’il arrive, le peuple sait, désormais, qu’il est le peuple et qu’il n’y a pas un pouvoir au monde qui puisse se maintenir contre le peuple.
Quoi qu’il arrive, un corps politique s’est formé dans la chaleur des manifestations pacifiques – et, même s’il paraît souffler et marquer le pas, même si les assassins croient pouvoir pavoiser, c’est un acteur nouveau qui entre en scène et sans qui ne s’écrira plus la suite de l’histoire du pays.
Quoi qu’il arrive, le beau visage de Neda Soltani tuée à bout portant, samedi dernier, par un nervi du Bassidj, les images de gamins battus à mort par des escadrons de gardiens de la révolution et de voltigeurs à moto, les vidéos des manifestations monstres, impressionnantes de calme et de dignité, auront fait, via Twitter, le tour de la cyberplanète et, donc, de la planète tout court.
Quoi qu’il arrive, le roi est nu.
Quoi qu’il arrive, le régime des ayatollahs est, à plus ou moins long terme, condamné à composer ou à disparaître.
On oublie toujours que l’autre révolution, la première, celle qui, voilà trente ans, installa ce national-socialisme à l’iranienne, dura presque une année : pourquoi en irait-il autrement de celle-ci, démocratique, soucieuse de droit, mais qui n’en est, elle non plus, qu’à son lever de rideau ? La terre tremble à Téhéran et ce n’est, j’en prends le pari, qu’un début.
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