Séduire… Séduction… Séducteur… L’étymologie du mot est claire ; et toute la tradition, tout l’usage occidental la corroborent : il y a toujours, derrière tout ça, un fond de mensonge, d’illusion, d’induction en fausseté. C’est toujours, qu’on le veuille ou non, affaire de simulation, de corruption, d’usurpation. Et depuis le vieux Gorgias de Platon (où le « maquillage » apparaît comme le paradigme de la séduction) jusqu’à Freud (qui reconduit l’ancien anathème et l’articule à sa description de l’« hystérie ») on ne sort pas du préjugé qui veut que le séducteur ait originairement partie liée avec le crime, la faute, le mal. Les choses ont-elles tant changé depuis Freud ? Avons-nous tellement évolué depuis le temps où Bossuet, Fénelon ou Bourdaloue vitupéraient à qui mieux mieux les pièges de la Tentation ? Je crois que non. Et il me semble que demeure, au fond du concept, le même arrière-goût de maléfice ; comme s’il s’ordonnait au même fondamental diabolisme. Ce n’est peut-être pas un hasard si j’ai, à mon tour, voulu que le héros de mon Diable en tête soit aussi – d’abord ? – un séducteur.
Et est-ce d’ailleurs bien un préjugé ? Je n’en suis pas si sûr non plus, finalement. Et je me demande s’il n’y aurait pas quelque chose de vrai, de profondément et tragiquement vrai dans l’ancienne réprobation portée contre la séduction. Car enfin regardez-les. Regardez-vous. Regardons-nous. Partout la brigue et l’intrigue. Toujours le mensonge et le leurre. Jamais rien que stratagèmes, stratégies, machines de guerre et artifices. La séduction ou l’amour désenchanté. Le séducteur ou l’amoureux drapé dans la pose du guerrier. Séduire, c’est désirer pour désirer, sans raison ni finalité, sans objet ni privilège. Les Liaisons dangereuses ont, bien entendu, tout dit là-dessus. Et Les Cent Vingt Journées. Et la grande littérature libertine de l’âge classique. Ce qu’ils disent tous, au juste ? Que la séduction a, encore une fois, partie liée avec le Mal. Qu’elle a partie liée, précisément, avec cette forme de mal qui s’appelle la guerre. Que le séducteur est l’amoureux qui, à la lettre, prend ses leçons chez Machiavel et Clausewitz.
Soyons précis. S’il y a de la séduction, si nous éprouvons le désir ou le besoin de séduire, c’est que l’amour n’est pas l’Amour ; qu’il n’est pas l’harmonie, la communion qu’il prétend ; que les rapports entre les êtres sont bien plus opaques qu’on ne le croit, bien moins spontanés et immédiats qu’on ne le dit ; s’il y a de la séduction c’est qu’il n’y a, au fond, pas de rapports humains et encore moins de rapports sexuels. C’était l’opinion du docteur Lacan. Mais c’était déjà, avant lui, celle de Rodolphe, d’Adolphe, de Valmont ou de Casanova. Et leur thèse à tous revient, en fait, à ceci : le séducteur est celui qui croit à l’irrémissible disjonction des corps ; c’est celui qui table sur l’interminable tohu-bohu des chairs ; c’est celui qui, à l’inverse des rousseauistes, si défiants, eux, et pour cause ! vis-à-vis de ce vacarme, parie sur une condition humaine minée par la malencontre, la malentente. Pessimisme de la séduction : personne ne « séduirait » personne si les corps étaient l’un à l’autre transparents ; l’idée même n’aurait pas de sens si les humains n’échouaient pas, de la sorte, à se conjoindre et à s’entendre ; un séducteur est toujours, à ce compte, un métaphysicien qui s’ignore — et, nommément, un métaphysicien du malentendu.
Une idée à ce propos. On devrait pouvoir réécrire l’histoire de l’« amour » en Occident à la lumière de ce type de partage ; on devrait pouvoir la périodiser selon que les hommes y ont vécu dans l’ordre de l’« optimisme communiant » – ou dans celui, au contraire, du « pessimisme séducteur ». Exemple : l’âge romantique qui fut une époque « sans séduction » dans la mesure où l’on y croyait à l’Amour majuscule, éternel, parfaitement pur et transparent. Contre-exemple : le XVIIIe, celui de Fragonard et de Diderot, où les rituels de la séduction suivent le formidable allégement des pesanteurs du sentiment. Aujourd’hui, 1984 : si la séduction revient en force, si l’on en voit se rejouer les rites, si l’on commence, un peu partout, d’en reformuler les codes – c’est pour autant que s’estompe, entre autres illusions communautaires, celle de l’Amour traditionnel. Enfin la fin des années 60 ! La mort du salmigondis surréaliste ! Le réapprentissage des valeurs de la fugue, de l’esquive ! La séduction – ou l’ironie de tout ce qui fait sens (et poisse) entre les êtres.
Ce qui est sûr, du coup, c’est qu’une société ne fonctionne « à la séduction » que pour autant qu’on y résiste aux fantasmagories du corps plein, rendu à sa naturalité, reconduit à sa vérité ou à sa liberté. Le contraire de la séduction c’est la « pornographie » – parce que la pornographie c’est l’évidence du corps. Le contraire de la séduction c’est la « libération sexuelle » – parce qu’il n’y a de libération sexuelle (on l’a bien vu après 68) que dans l’illusion d’un bon désir, enfoui dans les limbes d’un corps propre et qu’il suffirait de refaire surgir. Le contraire de la séduction c’est, à la limite même, l’impératif de « jouissance » tel qu’on nous le ressasse dans les sociétés post-modernes – cet « impératif » ne va-t-il pas à rebours de ce désenchantement de la chair auquel vise le séducteur ? n’est-il pas dénégation de ce manque, de cette Loi autour de quoi s’ordonnent la ronde et les ruses du désir ? Non, là où il y a de la « Nature », il ne peut pas y avoir de séduction ; et il n’y a de séduction, à l’inverse, que fondée sur ce qu’on appellerait, dans la Bible et dans la tradition juive en général, un pari d’« anti-nature ».
C’est la raison pour laquelle, plus radicalement peut-être encore, la séduction n’a rien à voir avec le sexe en tant que tel. Non pas – et il s’en faut ! – que le séducteur y soit indifférent. Ni qu’il faille donner crédit à la thèse, en honneur il y a quinze ou vingt ans, selon laquelle le « donjuanisme » procéderait d’un déficit obscur dans les régions les plus inavouées du Désir. Mais je crois que la séduction est, tout simplement, « impertinente quant au sexe » ; que ce n’est pas à cette aune-là que se mesurent ses intensités ; et que chaque fois que l’on érige le sexe en valeur suprême, en sanction ultime, en instance autonome, c’est elle, la séduction, que l’on liquide. Le séducteur n’est pas un ange. Ce n’est pas tout à fait un saint. Mais il est vrai qu’il partage avec les mystiques la même troublante et capiteuse « jouissance » du signifiant. La chair, comme l’intendance, suit.
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