Aussi tragique soit-il, aussi douloureux qu’en soit le deuil pour tous ceux qui admiraient son allure et son courage, aussi terribles, enfin, qu’en soient les conséquences à court et moyen termes, l’assassinat de Benazir Bhutto aura tout de même eu cet effet : faire que l’on prenne enfin au sérieux le formidable défi que représente, pour la paix de la région et du monde, un Pakistan instable, miné par l’islamisme radical et doté de l’arme nucléaire. À cette lucidité ô combien tardive il manque encore, toutefois, un certain nombre de prises de conscience – trois au moins dont j’aimerais, pour la énième fois, tenter de faire sentir l’urgence…

Il faudrait que l’on cesse de se demander, déjà, qui des islamistes ou des services spéciaux est véritablement responsable d’un meurtre comme celui-ci. La distinction, en la circonstance, n’a en effet pas de sens. Il n’y a pas d’un côté un pouvoir militaire dur, dictatorial, mais laïc – et, de l’autre, des groupes religieux fondamentalistes, fanatiques, et échappant à tout contrôle. Et c’est tout le problème, justement, du Pakistan d’avoir un État (notamment ses services secrets) gangrené par l’islamisme et des islamistes (notamment ceux liés à la querelle du Kashmir) manipulés par les services secrets. J’ai démontré, je crois, cette intrication dans Qui a tué Daniel Pearl ?. J’ai établi qu’Omar Sheikh, le cerveau de l’enlèvement du journaliste du Wall Street Journal, était à la fois un djihadiste du premier cercle (« mon fils préféré », a dit Ben Laden) et un officier de haut rang de l’ISI (ces services pakistanais qui lui ont, à maintes reprises, sauvé la mise). Et des Omar Sheikh, des djihadistes sans barbe, en uniforme, déguisés en loyaux serviteurs de Musharaff, j’ai raconté, surtout, comment l’appareil d’État d’Islamabad en est infiltré de haut en bas…

Il faudrait que l’on arrête de répéter, comme des perroquets encore, que les djihadistes les plus dangereux, les talibans les plus radicaux, bref, les chefs d’Al-Qaïda, vivent repliés dans ces fameuses « zones tribales » , à la frontière de l’Afghanistan et échappant, par conséquent, à la loi du pouvoir central. Là aussi, c’est faux. Les djihadistes ne sont pas à la périphérie mais au centre. Ils ne sont pas dans ces zones reculées, hors d’atteinte de la police et de l’armée, mais au cœur des plus grandes villes où ils sont comme des poissons dans l’eau. N’est-ce pas en plein Rawalpindi, ville jumelle d’Islamabad, face à un hôtel que je connais bien et qui est un lieu de rendez-vous de l’ISI, qu’a été tuée Benazir ? N’est-ce pas à Karachi, la capitale économique du pays, que se cachaient, à l’époque de mon enquête, des dirigeants terroristes du niveau de Khalid Cheikh Mohammed ? Et n’est-ce pas à Karachi toujours, à une encablure des consulats, que se trouve cette fameuse mosquée de Binori Town qui est à la fois une madrasa, un centre de formation pour combattants étrangers, un camp d’entraînement militarisé et un hôpital clandestin où venait de séjourner Ben Laden ? Tous les amis pakistanais avec qui je suis resté en contact le savent et, quand ils le peuvent, le disent : c’est le Pakistan tout entier qui est devenu, avec le temps, une base arrière d’Al-Qaïda.

Et quant aux arsenaux nucléaires enfin, quant à ces 100 à 200 ogives dont les Américains répètent en boucle qu’elles sont « totalement sous contrôle », il faut savoir deux choses. Primo que nul, en Occident, ne connaît avec précision ni leur nombre exact, ni leur localisation précise, ni même le type de « clés » ou de « verrous » dont dispose l’Autorité de commandement national (NCA) nouvellement institutionnalisée et à laquelle l’administration Bush a affecté, depuis 2001, des dizaines et des dizaines de millions de dollars. Et, secundo, que la question n’est plus, depuis longtemps, de se demander ce qui se passerait si, par malheur, elles tombaient un jour entre les mains des islamistes puisqu’elles y sont, de fait, déjà tombées : Sultan Bashiruddin Mahmood, cet ex-patron du Commissariat à l’énergie atomique sur lequel Daniel Pearl enquêtait lors de son enlèvement, n’était-il pas lui-même un sympathisant du Harkat ul-Mujahideen, coresponsable d’une « ONG » à travers laquelle il noua, en août 2001, des contacts avec Ben Laden ? et Abdul Qadeer Khan, son patron, auquel je me suis, moi, intéressé, n’est-il pas reconnu coupable, aujourd’hui, d’avoir vendu les secrets de sa « bombe islamique » à l’Iran, l’Irak, la Corée du Nord, la Libye, d’autres peut-être ?

Tout cela, qui est le fruit de plusieurs mois d’enquête, elle-même adossée à une vieille connaissance de ce « pays des Purs » dont je vécus en direct, il y a 36 ans, au moment de la guerre d’indépendance du Bangladesh, la première vraie convulsion, je l’ai rappelé, il y a quinze jours, dans une interview avec Nathan Gardels, le directeur du News Perspectives Quaterly de Los Angeles. Ce lundi, dans le journal en ligne Huffington Post, Gardels déclare avoir reçu, le 14 décembre, de Benazir Bhutto, un message électronique lui exprimant son « accord » avec l’essentiel de cette analyse ainsi que le « soutien » qu’elle y puisait : ce message d’outre-tombe ne me procure pas seulement une très vive émotion – il me confirme, hélas, dans mes conclusions et mon effroi.


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