L’Esprit du judaïsme est un livre important, car il nous offre l’espoir de poursuivre une lutte que beaucoup auraient abandonnée. Bernard-Henri Lévy nous prévient d’ailleurs qu’il lui arrive, comme à beaucoup, d’être tenté par l’idée que le combat n’est pas tant que le bien l’emporte, mais juste qu’il ne perde pas et puisse lutter « front contre front, puissance contre puissance ». Mais très vite la raison l’emporte, celle des Lumières, argumentée, précise, énergique, s’enchaînant de la conclusion d’une idée à une déduction nouvelle, et celle de la Bible, oui, la raison de la Torah et de la foi, qui tire des fils à partir de ce que nous vivons pour réinscrire nos vies dans le Texte et dans l’Histoire, dont nous sommes tous les prophètes.
Première démonstration, et elle est d’importance, nous ne sommes pas dans les années 30. Oui, il y a des antisémites, mais pas un large mouvement populaire qui légitime ce comportement, et moins encore de grandes voix pour porter cette flétrissure. Personne n’oserait qualifier à la tribune de l’Assemblée un ministre juif de « talmudiste subtil », ce que Léon Blum a jadis enduré. J’ai pourtant été le témoin, il y a quelques années, de la révocation d’un dirigeant d’entreprise publique se faisant conseiller de « retourner à ses chères études talmudiques ». Il n’empêche que notre République est forte, ou retrouve sa force, et c’est là le meilleur rempart contre la haine antisémite. Et puis, « il y a, dans la société française d’aujourd’hui, un savoir obscur, mais certain de cette loyauté historique et métahistorique des juifs de France à la France ». Aujourd’hui diffère de ces années 30 où le Consistoire dut construire un monument à Douaumont, aux portes de Verdun, pour affirmer que les juifs étaient morts, comme tous leurs concitoyens, pour la France. Il nous faut également saluer les successeurs des Théas et des Salièges, des Trocmé et des Boegner du temps de guerre, comme la célébration du jubilé de la déclaration conciliaire de Nostra Ætate, qui fondent une nouvelle solidarité entre juifs et chrétiens pour affronter les vicissitudes à venir. Cette différence vitale contribue à fissurer le mur d’indifférence qui enferma les juifs des années 40, et que seuls les Justes, en ce temps, franchirent.
L’antisionisme, visage nouveau de l’antisémitisme
Bernard-Henri Lévy nous assène une vérité profonde que beaucoup de nos concitoyens refusent d’admettre : l’antisionisme est le visage nouveau de l’antisémitisme, car, après la guerre et la Shoah, « l’antisémitisme ne pouvait renaître qu’en se donnant des habits neufs ». Que nul ne vienne hurler qu’il est bien légitime de critiquer la politique de l’État d’Israël, ce que les Israéliens eux-mêmes font très bien et ce que personne d’intelligent ne conteste. L’antisionisme consiste en réalité à nier le droit de ce pays, de ce seul pays au monde, à exister. Oui, à exister tout court. Si l’antisémite voulait que les juifs fussent coupables d’être, pour l’antisioniste Israël est coupable d’exister. Et même coupable d’avoir réussi un melting-pot qui fait tant rêver nos sociétés. Je comprends d’ailleurs que l’auteur se sente chez lui en Israël, mais il en va de même pour un chrétien entre Bethléem et le jardin de Gethsémani.
Un permis de haïr inconscient
Rien n’empêche, et c’est l’un des éclairs de génie de Bernard-Henri Lévy, de recycler de vieux poncifs antisémites comme l’idée qu’un juif ne peut être qu’impur. Il existe en fait dans notre société comme un permis de haïr inconscient qui est délivré à ceux qui veulent cracher leur antisémitisme. L’auteur, et c’est nouveau, laisse apparaître son étude approfondie du Midrash, le commentaire allégorique de la Bible, pour affirmer que c’est la même haine qui s’abat sur le peuple juif depuis le mont Sinaï, celui dont le nom en hébreu est si proche du mot « haine », sina. Il montre avec grand talent que cette haine est si puissante qu’elle vise non seulement à tuer, à détruire, mais à détruire même les traces du crime. C’est ce qu’il appelle « l’effacement du fait même que le crime a eu lieu et de sa possibilité de faire mémoire ».
La France devrait pourtant être immunisée contre toute tentation antisémite, elle qui vient du judaïsme. Non pas qu’elle soit, comme dirait un Drumont moderne, « enjuivée », mais, bien au contraire, parce qu’une des sources de son être vient de la Bible et qu’une partie de cette haine vient de l’obsession de s’éloigner à tout prix de ce modèle. Nos rois avaient pour idéal le royaume d’Israël ; la défense de Louis XVI s’appuie sur le Deutéronome ; Rachi, le rabbin vigneron de Troyes (1040-1105), ce génial commentateur de la Bible et du Talmud, est l’auteur français le plus traduit et celui qui nous permet de connaître la prononciation de la langue qui sera la base du français.
Et Proust. C’est avec Proust que Bernard-Henri Lévy nous assène une théorie éblouissante, qui rapproche le style talmudique de la pensée proustienne et l’élégance de sa langue pour fonder un nouveau siècle littéraire. Plus encore, il fait de l’auteur de la Recherche, ce « talmudiste du dimanche », le chantre de cette pensée qui refuse de s’installer dans le définitif, bref, de cet esprit juif, parce que nomade et mouvant, qui révolutionne l’écriture.
Et Péguy ? Non qu’il fût juif, mais son engagement dans la défense de l’honneur de Dreyfus et la force de sa foi en font le porteur de l’idée d’une France ouverte, accueillante, spirituelle et fraternelle. J’aime le lieu si émouvant du péristyle de la grande synagogue de la rue de la Victoire qui dit tout de l’engagement des soldats juifs dans la guerre de 14. Sur quatre immenses plaques de granit gris, des centaines et des centaines de noms, de grades et de régiments font face à un monument et à une petite plaque où nous pouvons lire : « J’aimerais que le nom de mon mari Charles Péguy soit joint à ceux des Israélites qui ont donné comme lui leur vie pour la France. » Il est comme une arche d’alliance permanente entre la transcendance de la France et l’espérance biblique. L’auteur me conforte dans ma conviction qu’il faut inventer un néo-franco-judaïsme qui ajoutera la sagesse de la Bible à l’espritfrançais, car c’est ce que dit, au fond, le Premier ministre, lorsqu’il martèle que la France sans les juifs n’est pas la France.
Le choix lumineux du tableau de Rothko en couverture symbolise la mêmeté et la distinction, l’élection et le partage. La fraternité, tout simplement. Ce dont nous avons tant besoin pour affronter le risque de destruction de notre Ninive contemporaine, pour encourager l’islam à penser son Talmud, c’est-à-dire la contextualisation du Coran, et pour réussir à faire que le rêve des uns ne soit pas le cauchemar des autres.
Il est une dimension universelle dans le cri d’amour de l’auteur à l’espérance humaine, et le titre aurait très bien pu en être L’Esprit de la France.
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