Bien sûr, tout suicide est un mystère. Bien sûr, rien n’est plus hasardeux, périlleux, voire odieux, que de vouloir interpréter, après coup, des actes souvent sans paroles et qui choisissent, dans ce cas, de se refermer sur leur propre secret.

Et bien sûr que, dans ce mystère, la souffrance la plus subjective, personnelle, intime, indicible, inavouable, a toujours, et forcément, sa part.

N’empêche.

Ces désormais fameux suicides d’entreprise qui endeuillent France Télécom (mais aussi telle banque, tel Renault ou Peugeot, quand ce n’est pas l’Éducation nationale…) sont un phénomène nouveau, apparu il y a dix ans, et qui a donc, par définition, des raisons et une logique nouvelles.

Le peu que l’on en sait, le peu que nous en disent les premiers résultats des enquêtes menées, sur le terrain, par les médecins, chercheurs ou sociologues du travail qui se sont penchés sur ces drames, indique que les 24 désespérés de France Télécom n’étaient ni particulièrement vulnérables, ni officiellement déprimés, ni notoirement malheureux en famille, en ménage, en amour.

Et puis, surtout, on peut prendre le problème par le bout que l’on voudra : se suicider ainsi, choisir d’aller mourir, non plus sur un pont, dans une gare, ou dans le huis clos de sa chambre à coucher, mais dans son bureau, se tuer littéralement, donc, au travail, balancer son propre cadavre aux pieds de son employeur et lui en faire le cadeau ultime et empoisonné, s’immoler sur l’autel d’un corps collectif auquel on a consacré une grande part de son existence et qui est devenu, à ses propres yeux, un nouveau monstre froid qui, comme les dieux d’Anatole France, a soif du sang de ses membres – le message est assez neuf et, dans certains cas, quand le suicidé laisse une lettre, assez explicite et clair pour que l’on prenne la peine de s’y arrêter et que l’on en finisse, une bonne fois, avec la politique de l’autruche.

Car ce que révèle cette épidémie de suicides c’est, en vérité, trois choses.

1. Une forme de pression – les salariés disent de harcèlement ou de management par le stress et par la peur – qui n’existait sans doute pas au même degré dans le monde d’hier.

2. L’importation, dans l’univers de l’entreprise, d’une culture de l’évaluation dont nous sommes quelques-uns, avec Jean-Claude Milner et Jacques-Alain Miller (Voulez-vous être évalué ?, Grasset, 2006), Agnès Aflalo (L’assassinat manqué de la psychanalyse, Ed. Cécile Defaut, 2009) ou Charles-Yves Zarka (Cités, numéro 37), à avoir annoncé, depuis des années, que c’était, à la lettre, une culture de mort et pour la mort.

3. Le déclin, enfin, des systèmes de solidarité qui, autrefois, faisaient tampon et que cette idéologie de l’évaluation, c’est-à-dire de la performance individuelle, c’est-à-dire du « chacun pour soi » et, pour autrui, du « marche ou crève », a méthodiquement dévastés : combien d’ouvriers démoralisés, affaiblis, défaillants, que, jadis, les collègues protégeaient ? combien de zingueurs, combien de Coupeau ou, plus exactement, d’anti-Coupeau à qui les copains d’Assommoir pouvaient dire « tu as trop bu, faut pas monter ce matin, on va y aller à ta place » ? combien, il y a quelques années encore, d’employés prêts à lâcher la corde mais qu’une chaîne d’amitié et d’entraide maintenait, vaille que vaille, dans le circuit ? tout cela a volé en éclats sous le double coup de l’agonie des syndicats et de la montée en puissance de cette culture de l’égoïsme ; rien de cela ne fonctionne plus dans la nouvelle cordée sociale basée sur la mobilité forcenée et l’émiettement des postes ; on y est aussi seul, aussi désespérément et définitivement seul, que, naguère, chez les paysans, à l’époque où c’étaient eux qui, pour les mêmes raisons, au plus fort de l’exode rural, détenaient le triste record du nombre de suicides au travail.

Alors, il faut, je le répète, se garder de surinterpréter.

Il faut résister à la tentation de trouver un coupable, un seul, dont la désignation, par enchantement, résoudrait tout. Et même si des mots ignobles ont été prononcés, même si la formule du patron de France Télécom réduisant cette vague de suicides à une « mode » (et, ensuite, s’en excusant) est, évidemment, inqualifiable, il faut éviter de faire de quiconque un bouc émissaire.

Mais qu’il y ait là un problème qui, au moins autant que la crise des subprimes et autres hedge funds, oblige à s’interroger sur notre modèle économique et social, voilà qui est incontestable.

La sociologie moderne, après tout, est bien née, avec Durkheim, à partir d’une réflexion sur le suicide.

C’est bien un autre livre sur le suicide, celui de son disciple Maurice Halbwachs, qui a, un demi-siècle plus tard, jeté les bases des représentations de la société sur lesquelles nous vivons aujourd’hui.

Et je ne vois donc pas pourquoi nous nous priverions, dans le droit-fil de Durkheim et Halbwachs, d’une réflexion sans concession sur le nouveau malaise social, le malaise grandissant dans la civilisation, dont témoignent, qu’on le veuille ou non, ces tragédies en série.

Le pire serait de ne rien dire et de banaliser.

Le pire serait de considérer le phénomène comme faisant partie des risques du métier ou, plus horrible encore, de le noyer dans des statistiques de « mortalité nationale » aussi absurdes qu’indécentes.

Ce serait tuer une deuxième fois les morts de France Télécom que de refuser le miroir qu’ils nous tendent.


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