On se souvient du mot de Poincaré à qui on demandait, en 1917, si l’armée française allait tenir : « Elle tiendra si l’arrière tient. »

Eh bien c’est la même chose pour l’armée ukrainienne.

Elle est, sur les fronts, d’une vaillance sidérante.

Elle a, au prix de combats terribles, repoussé les Russes à Kiev, Borodyanka , Mykolaïv.

Tout indique qu’elle s’apprête à contre-attaquer dans les territoires perdus du Donbass.

Et la démoralisation de l’armée russe, les pénuries de munitions et de pièces détachées pour ses tanks, le nombre de ses tués, font que les victoires de Poutine sont plus fragiles qu’on ne le dit et que l’été 2022 pourrait bien apparaître un jour comme l’équivalent, pour son « Opération spéciale », de ce que l’été 1941 fut pour Hitler et son « Opération Barbarossa ».

Le problème, en revanche, c’est l’arrière.

Ou, plus exactement, dans la mesure où l’arrière au sens strict, c’est-à-dire la société ukrainienne, fait montre d’un esprit de résistance égal à celui des combattants, le problème, c’est l’arrière de l’arrière, le bloc de pays alliés fournissant les armements – le problème, c’est l’état des opinions occidentales et le mandat qu’elles donnent, ou non, à leurs gouvernants de continuer de livrer les armes dont l’Ukraine a un besoin vital pour soutenir le choc de ce pays-continent qu’est la Russie

On voit bien les signaux qui inquiètent.

Ici, c’est cette histoire d’« escalade » nous faisant entrer, tels des « somnambules », dans « l’engrenage » de « la » guerre…

Là, le « prix du gaz » qui, comme celui du lard selon l’ambassadeur Claudel, au moment de sa polémique de 1925 avec les surréalistes, donnerait droit à toutes les bassesses…

Là, une prétendue « dictature de l’émotion » dont les esprits forts nous invitent à nous affranchir (faudrait-il, contre cette « dictature », choisir une « liberté » dont le principe serait un cœur sec ?)…

Bref, c’est cette lassitude, cette fatigue, cette usure de la compassion dont l’essayiste et reporter de guerre britannique David Patrikarakos vient de donner, dans le Daily Mail de ce dimanche 26 juin, l’implacable diagnostic…

Notre colère ukrainienne n’aurait-elle été qu’un feu de paille ?

Nos solidarités des premiers jours étaient-elles, non des gestes, mais des gesticulations ?

Les noms des régions ukrainiennes détruites composaient-ils, non un martyrologe, mais une valse triste, une pavane ?

Et les rues de nos villes et villages pavoisées de bleu et jaune, couleurs du ciel et du blé d’Ukraine où se pétrit le pain du monde ? se pourrait-il qu’elles aient été comme La Rue Montorgueil de Monet, ou La Rue Mosnier de Manet, où les drapeaux fleurissaient aux fenêtres parce qu’on s’était lavé les mains du massacre des communards ?

C’est l’espoir de Poutine.

Je l’imagine, dans le calme froid de sa datcha, égrenant les jours et mesurant, avec la précision maniaque d’un kagébiste, le temps qu’il faut à une opinion gavée d’images pour s’habituer à la souffrance des hommes combattants, des vieillards violentés et des enfants tremblants.

Il croit sans doute, Poutine, que les démocraties sont frivoles, versatiles, et qu’il suffit d’attendre.

Il pense, comme Lavrov et Medvedev, ses pitbulls écumants de haine, qu’à Berlin, Paris, Rome, Washington ou même Londres, le moment viendra où les cris horrifiés finiront par baisser d’un ton, refluer, puis se taire.

Et il sait que ce jour, s’il advient, sera celui où l’on trouvera toutes les bonnes raisons du monde de détourner le regard quand il donnera l’estocade à Zelensky. C’est ce calcul qu’il faut déjouer.

C’est cette mécanique de l’humeur et de la fatigue qu’il faut enrayer.

Car si elle allait au bout, ce serait le signal de l’hallali pour les hommes qui, en Europe, vivent et meurent au nom des valeurs de l’Europe.

Mais ce serait aussi le signe que nous sommes, nous-mêmes, vieux Européens, comme l’héroïne d’Oh les beaux jours, le chef-d’œuvre de Beckett, qui avait, sous sa délicate ombrelle, les jambes, puis le buste, puis le corps entier, enfoncés dans le sable d’un talus d’où ne surnageait qu’une bouche, siège d’une parole ou, mieux, d’une parlotte devenue d’autant plus bavarde que les mots qu’elle émettait n’avaient plus de sens.

De Téhéran à la Chine lorgnant Taïwan, des marches de l’ancien Empire ottoman à celles d’un califat qui ne demande qu’à renaître, l’on observe ce spectacle.

Chez tous les roitelets qui rêvent d’en finir avec ce que la prédication européenne a de plus noble, de plus universel et de plus beau l’on nous attend à ce tournant.

C’est le moment ou jamais, soit de décourager ces despotes en honorant jusqu’au bout notre rendez-vous avec le peuple d’Ukraine – soit de reconnaître que nous avons consenti à notre effondrement moral, à notre enfoncement dans la vieillesse de l’esprit et à cette lente descente vers la mort qui affecte, non seulement les hommes, mais les peuples et les régimes.

Démocratie ou tyrannie.

Le retour du courage ou le vent de l’aile de l’imbécillité.

Telle est, face au défi de Poutine, la question.


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