Mélancolie politique

La rentrée, donc. Le retour annuel des promesses, des programmes, des résolutions. L’heure, bénie des dieux, où nos caciques rentrent, bronzés et flambant neufs, de leurs studieuses vacances. Et chacun, qui, depuis lundi, dans la confusion et l’agitation générales, y va de son interview, de son discours de Nouméa, ou de son petit Club de la presse. D’où vient alors, malgré cela, cette étrange, persistance sensation de vide ? Cet ennui qui suinte de la plupart des propos, des interventions du moment ? Cette impression d’un manège fou, gratuit, frappé d’irréalité et qui nous reconduirait tous, silencieusement, au degré zéro du débat, de la passion idéologiques ? Et s’y prendrait-on autrement, surtout, si l’on voulait, de ce débat, nous faire passer le goût et jusqu’au souvenir ? Passion pour passion, je n’en vois qu’une, en vérité, qui triomphe vraiment cet automne, sous les cieux du socialisme ; disons, pour aller vite, un parfum de mélancolie politique…

Sondomanie

Prenez les sondages. Cette avalanche d’enquêtes en tout genre qui s’est abattue sur les Français. Cette France sondée, pesée, soupesée, interrogée comme jamais et soumise depuis huit jours au feu roulant de la statistique. On dira ce qu’on voudra mais il y en a tout de même un peu beaucoup. Il y a là un signe, à tout le moins un symptôme, en fait assez troublant. On croirait une société informe, amorphe, somnolente, qui ne se percevrait plus elle-même que dans le pâle miroir de cette infinie sérialité. Et il me semble que l’on ne saurait mieux dire l’état de langueur, de consomption, d’autoliquidation d’un corps social mué en pur cobaye d’on ne sait quelle récurrente « expérience ». Est-ce là ce glorieux peuple de gauche dont on nous avait tant, jadis, chanté la ressource et l’invention ?

Le boniment

Heureusement, il y a le P.C… Le miraculeux, le providentiel P.C… Notre bon, notre brave, notre cher P.C. national… Et cette fantastique résistance qu’il semble opposer à la liquidité environnante… Car enfin, n’entendez-vous pas la rumeur qui s’enfle ? La vieille rengaine qui recommence dans les officines partisanes ? Sous prétexte que, sur la Pologne, la ligne de Révolution s’écarte très légèrement de celle de l’Humanité, tout ce petit monde qui murmure qu’il faudra compter désormais avec deux lignes dans le Parti ? Et de nouveau, comme chaque fois, comme chaque année à la même époque, pour la énième fois depuis cinquante ans, l’hystérique allusion à la crise imaginaire qui, de la base au sommet, comme du sommet jusqu’à la base, déchirerait son appareil ? Personne n’y croit, bien sûr. Personne n’est dupe du boniment. Pas un journaliste qui, en conscience, accorde le moindre crédit à cette sinistre plaisanterie. Mais pas un qui, en même temps, et paradoxalement, ne juge bon de faire semblant. Pourquoi ? Parce qu’il faut cela, probablement, pour que se suture un peu la plaie qu’a faite, au corps social, l’accès de mélancolie politique. Et que le parti de Georges Marchais, en la circonstance, continue de faire son office ; qui est, a été et sera longtemps encore de figurer le grand astre mort autour de quoi gravite — et cristallise — l’ensemble de la galaxie politique…

Encore l’affaire Tanase

Quelles leçons tirer de ce qu’on n’appelle plus désormais que la ténébreuse « affaire Tanase » ? Il y a le discrédit porté, d’abord, sur la cause de la dissidence. Il y a la peu glorieuse image d’eux-mêmes qu’auront, à cette occasion, donnée certains intellectuels. Il y a eu le singulier spectacle de cet Etat immergé, des mois durant, et jusqu’en ses plus hautes instances, dans d’infâmes bourbiers policiers. Et il y a aussi, accessoirement, le ridicule dont se sont couverts ceux qui ont aussitôt, comme moi, embouché leurs plus sonores trompettes pour voler au secours d’un écrivain martyr et abandonné de tous. Accessoirement, vraiment ? Je me demande, à bien y songer, si le plus grave n’est pas là. Dans le fait que nous ayons été si peu nombreux, au fond, à nous ridiculiser à cette époque, quand on croyait Tanase mort. Dans celui que, aujourd’hui au contraire, je sois le dixième, le centième commentateur peut-être, à évoquer le grotesque dénouement de l’aventure. Bref, dans cette évidence terrible que, dans la France d’aujourd’hui, le sort d’un écrivain en danger de mort vaut dix, cent fois moins d’espace médiatique que celui d’un mystificateur.

L’Élysée, dans l’affaire

Faut-il jeter la pierre au président de la République ? Je ne le crois pas. Ou plus exactement, je ne crois pas qu’il faille le faire sur le ton en vigueur depuis huit jours. Je ne pense pas qu’il soit juste de le soupçonner d’on ne sait quels obscurs, nébuleux, voire inavouables desseins. Et je suis tout prêt, personnellement, à me laisser convaincre qu’il n’avait d’autre souci, tout ce temps, que de mettre Virgil Tanase à l’abri de la meute et des tueurs. Mais justement ! Est-ce bien là le type de « souci » qui revient, en personne, à un président en exercice ? Fallait-il, sur ce point d’éthique, jouer tout le crédit de la magistrature suprême ? N’y a-t-il pas erreur sur le rôle, la fonction, la symbolique présidentielles quand on accepte si volontiers de voir l’Élysée transformé en une sorte de gigantesque bureau de contre espionnage ? Et est-ce une raison, parce qu’on a le goût des « principes », d’offrir au pays entier l’inoubliable spectacle, répercuté en direct par trois chaînes télévisées, de son Souverain Garant pris en flagrant délit de mensonge ? Il y a là une erreur, bien sûr. Une erreur politique grave. Une erreur quant au statut, à la définition même du Politique. Je n’ai, pour ma part, qu’un reproche — mais il est de taille — à adresser, ici, à François Mitterrand : la singulière insistance avec laquelle, depuis dix-huit mois, il s’acharne à vouloir mêler, presque confondre, ledit ordre du Politique et celui de l’existence éthique.

Ordre moral ?

Oui, en finir avec cette litanie d’une politique reconduite aux sources de l’éthique. Cesser d’ânonner nos refrains sur la nécessité de la mettre, cette éthique, au poste de commande étatique. Prendre conscience que les seuls pays au monde où règne véritablement la morale sont ceux où triomphent, inévitablement, les règles de l’ordre moral. Et rappeler inlassablement à nos princes que si la démocratie n’a pas d’Etat idéal, elle est animée, néanmoins, d’un authentique idéal de l’Etat ; et qu’il ne peut mieux se définir, cet idéal, que comme celui d’un Etat rigoureusement — et paradoxalement — dénué de tout idéal… Concrètement, cela veut dire qu’un régime de liberté est celui dont les chefs sont moins élus pour faire triompher le Bien que pour faire respecter le Droit ; que, tenant ferme le monopole de la Loi, ses responsables et magistrats se doivent de laisser Sens et Valeurs refluer du côté de la société ; et que faute de cette stricte, rigoureuse séparation des genres, ils s’exposent à des mécomptes dont le hasard a voulu, hélas, que l’actualité de la semaine nous offre, ici, quelques images. Telles piteuses péripéties, par exemple, de la lutte antiterroriste. L’arrestation, au mépris du droit d’asile, d’un autonomiste italien repenti. Ou la condamnation, au mépris du droit tout court, d’un mensuel satirique bizarrement accusé (sic) d’« outrage à la douleur ».

L’interdiction d’Hara-Kiri

Je précise, à toutes fins utiles, que je n’ai pas de sympathie spontanée pour le mensuel en question. Et que je n’ai ni le sens ni le goût de ce qu’on appelle, paraît-il, « l’esprit Hara-Kiri ». Reste que cela ne suffira pas à me faire avaler sans réagir la naissance de ce chef d’inculpation nouveau dans la législation sur la presse. J’ai peine à admettre que nous puissions aujourd’hui, à la fin du XXe siècle, être sommés de nous plier à ce qu’il faudrait vite appeler, à ce rythme, une « douleur », une « souffrance », une « éthique » d’Etat. Je trouverais à peine plus rassurant que la gestion socialiste de la France aille jusqu’à nous fournir le juste canon du goût, de l’humour, de l’esthétique de demain. Et je trouve assez sinistre, pour tout dire, qu’à quinze mois de sa victoire la gauche en soit déjà à instruire son premier procès d’opinion — et à laisser pointer, ce faisant, le mufle triste de la bien-pensance au pouvoir.


Autres contenus sur ces thèmes