Étrange sentiment devant la litanie des morts qu’égrène, telle une cadence, la presse de ces derniers jours.
David Bowie est mort.
Pierre Boulez est mort.
Michel Tournier est mort.
Et André Courrèges. Et Michel Delpech. Et Ettore Scola. Et Alan Rickman. Et René Angélil. Sans oublier Silvana Pampanini, la première des sex-symbols. Et Robert Stigwood, le dernier des producteurs. Et Vilmos Zsigmond, qui ignorait qu’il était le plus mythique des chefs opérateurs. Et Roger Gouzy, le doyen des Français. Et d’autres, beaucoup d’autres, on peine à les compter, qui semblent donner raison au regretté Ronald Reagan notant, face au nombre de hiérarques du Kremlin tombant un à un, fauchés par une invisible mitraille : « Ça n’arrête pas de mourir. »
Parfois, on a envie de dire stop.
On aimerait arrêter la danse, ou la boucle, et trouver les mots, les vrais, pour dire le chagrin, l’émotion qui vous submergent face à un mort qui vous fut cher.
On reçoit l’appel d’une chaîne d’informations en continu vous sommant de réagir à la disparition d’une grande vivante, grande écrivaine et grande amie dont la voix, détachée et gourmande, vous manque déjà et manquera aux déjeuners d’une académie qu’elle empêcha, jusqu’au bout, de ronronner et de dormir.
Mais non. Pas le temps. Car c’est déjà reparti. Et tourne la Faucheuse. Et tourne le ruban de noms, qu’on prend à peine la précaution de teindre en noir pour le faire défiler sous nos yeux éberlués. Avec, parfois, la cruauté d’un spectacle qui leur fait faire un dernier tour de piste, juste avant de les pousser dans la fosse, très vite, sans ménagement, histoire de ne pas rater un numéro, ou un tour, de ce cirque nouveau où s’esthétise la mort.
Est-ce à dire que l’on trépasse, en ce début d’année, plus que les autres années ?
Évidemment non.
Mais on se complaît dans cette idée.
Mais on s’en repaît avec une délectation grandissante.
Mais on prend un malin plaisir à verser des larmes de commande sur tel « géant » qui s’est éteint, tel « moule » qui s’est brisé, tel « dernier ceci », ou tel « dernier cela » – jusqu’à Michel Galabru, sacré sur une radio, sans rire, « le dernier des Méridionaux ».
Et tant pis si les mêmes mots ont déjà servi pour un autre.
Et tant pis si Julien Gracq était, dix ans avant Tournier, « le dernier des écrivains ».
Et peu importe que les mêmes aient écrit, à la mort de Dutilleux, que venait de s’éteindre le « dernier génie » de la musique.
Devant cette passion nécrophile, couplée à la fascination non moins morbide de l’ultime, on songe aux tirades de Renan sur l’amour de la nation nourri des grands exemples des aînés.
À Barrès, bien sûr, et à son culte des morts.
On songe à Fustel de Coulanges, le grand historien du XIXe siècle, dont La Cité antique donna le secret sur lequel s’édifiera la conscience de soi de l’Occident moderne : tout, absolument tout, le sacré des sociétés, leur rituel de pratiques et de foi, leur part de comédie mais aussi de vérité, commence avec les dieux de la famille, c’est-à-dire avec les morts, nos morts, et les libations qu’il faut leur verser pour en faire nos nouveaux dieux chtoniens.
Mais on est surtout tenté d’objecter que rien de grand ne s’est jamais fait dans cette religion de la mort.
On a envie de souligner que la civilisation, la vraie, commence quand on tient à distance ce fait, hélas incontestable, que les morts sont plus nombreux que les vivants (Auguste Comte) et que c’est toujours la mort qui, en effet, gagne à la fin (Joseph Staline).
On voudrait rappeler, et rappeler encore, que le chtonien, c’est-à-dire l’idolâtrie de la terre et des vers, n’est pas seulement le nom de la barbarie passée, mais que c’est aussi celui de la mauvaise source d’où procèdent, tel le cours d’une eau déjà morte, la plupart des vices politiques et sociaux des sociétés.
Et on rêve d’un sursaut de pudeur, de respect de soi et des autres, qui ferait prendre conscience que, s’il y a une vertu de l’hommage, il y a une autre vertu à se sevrer de cette drogue dure que fournissent les nouveaux thanatocrates et à demeurer chez les vivants.
De deux choses l’une.
Ou bien l’enlisement surjoué et, à force, hypnotique dans un deuil qui n’en finit pas : c’est le propre d’un pays malade, d’une société qui vacille et donne le pouvoir à ses morts ; c’est signe que le gnosticisme a gagné, que la destruction est bel et bien devenue notre commune Béatrice, que nos enfants n’auront plus de langue, que nos terres n’auront plus de beauté ni nos villes d’esprit.
Ou bien on se souvient que tout ce qui s’est fait de vraiment humain s’est toujours fait contre le despotisme de la mort ; que la grande littérature, la grande musique, le grand art, la grande pensée ont toujours donné la victoire, parfois malgré leurs auteurs et malgré leurs doctrines, à la vie et à son noble tempo ; et alors, oui, on célébrera nos disparus ; on rendra l’hommage qui lui est dû à la magnifique Edmonde Charles-Roux, à ses romans d’irrégulière, ainsi qu’à la générosité qui lui fit, au détriment de son œuvre, guider les premiers pas de tant de jeunes écrivains ; mais on fera que ce deuil continue de nous accompagner dans notre tâche, car c’est une tâche, d’exister en individu et de vivre en société.
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