Image de Gary chez Lipp, son chapeau sur la tête, des vestes extravagantes, des ponchos, des pantalons de cuir effrangés, l’air absent, somnambulé, énigme totale, toujours seul mais entrecôte pour deux.

Souvenir de lui, le jour de la mort de Jean Seberg, fou de douleur et de colère, téléphonant aux uns, hélant les autres sur le boulevard – il se trouvait que j’avais, moi, un soir, devant le café où je la voyais parfois, aidé la Belle à vomir et cela, entre lui et moi, semblait suffire à créer un surcroît de complicité (il avait, sur l’événement, les théories les plus extravagantes ; il y voyait la main – au choix ou ensemble – de la CIA, du FBI, des Black Panthers ; il plaidait ; vous prenait à témoin ; il menaçait de donner une grande conférence de presse ; « quel plaisir y trouvait-elle, ce cessait-il de répéter ? hein quel plaisir ? »).

Je me souviens du jour, chez lui, rue du Bac, où il me fit part de sa théorie sur les plagiats, les apocryphes, les faux indiscernables, les relations mensongères, les faux décousu des rêves, le cousu de fil blanc des souvenirs arrangés, les crimes et les alibis parfaits, la littérature comme ellipse, le pays des rêves oubliés.

Je me souviens de lui, chez lui toujours, ermite exténué, affalé dans son fauteuil Knoll ou peut-être Formes Nouvelles, hâbleur, un peu vulgaire, adorant parler argent, pensions alimentaires, droits de cinéma, budgets de films, frais d’avocats, amours passion et amours mercenaires, prix de la liberté et, soudain, tirée d’un vague album, une vieille photo de lui et Lesley Blanch, sur la Côte, qu’il me tendait comme une preuve – mais de quoi ?

Gary le héros qui, comme tous les héros, ne parlait jamais, ou presque jamais, de sa guerre. Un mot par-ci. Un souvenir par-là. Avions fantômes. Ciels étoilés. Moustiques géants. Pluies torrentielles et missions folles. Barrages contre la mort. Grandeur inflexible et sans appui. Gaullisme. Et, de de Gaulle justement, le jour de leur rencontre, ce mot qu’il répétait comme s’il en était fier : « ce sont toujours les meilleurs qui partent ». Fiction ? Vérité ? Quelle importance quand chacun de ses romans semblait un chapitre de ses Mémoires.

Gary m’appelant, un matin, très excité : il venait de lire Le Testament de Dieu et trouvait que mon antinaturalisme rejoignait très exactement les thèses de sa Nuit sera calme avec François Bondy : avez-vous lu La Nuit sera calme ? et La Danse de Gengis Cohn ? et Le Grand Vestiaire ? et Pour Sganarelle, mon art poétique, ma réponse à vos tocards structuralistes ? – et son air tout déconfit, tout penaud, piquant le nez dans son assiette, quand il comprenait que non, bien sûr, impossible à un homme de ma génération, nourri au lait d’Althusser, de Barthes et de Lacan, de lire ces manifestes pour une littérature « humaniste ».

Lui encore, un matin, rue du Bac, devant le café-tabac où j’ai longtemps continué d’aller, comme ça, en souvenir de lui, sans raison – il est goguenard, accablé, incapable de bouger, des masses de plomb aux pieds malgré le froid, m’entretenant d’Ajar, pestant contre lui et contre l’ombre qu’il lui faisait.

Ma propre déception, un autre jour, quand Guy Dumur me refusa le grand entretien que je voulais faire avec lui pour Le Nouvel Observateur : « Gary est ou, cher ! complètement out ! ah parlez-moi d’Ajar ! parlez-moi de son neveu, cet écrivain, ce génie, ce miracle de chaque mot, toutes les grâces, tous les dons, sa destinée fulgurante, on respire ! »

Gary, triste comme un vieux lion.

Émile Ajar : un roman de Romain Gary avec Romain Gary dans le rôle d’Émile Ajar.

Gary, un soir de grande mélancolie : « L’homme n’a qu’une vie, d’accord, mais il est fait pour la vivre au moins deux fois – tu as le choix, petit, te faire marbre ou nuage ».


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