Dans l’affaire Benjamin Griveaux, le problème ce n’est pas les réseaux sociaux.
Ils ont amplifié le forfait, bien sûr.
Ils ont été le véhicule technique qui a permis aux sycophantes d’agir, aux salauds de partager et aux imbéciles de se réjouir.
Mais on a toujours tort, en politique, de surestimer le rôle de la technique.
Et ceux qui raisonnent ainsi sont, une fois de plus, comme l’imbécile qui, quand le sage montre la lune, regarde le doigt.
Car que dit, ici, le sage ?
Il dit qu’au principe de cette affaire il y a une opération politique qui a voulu détruire un candidat, pulvériser une élection et déstabiliser une démocratie. Or on connaît les petits joueurs de cette manœuvre. C’est l’artiste Piotr Pavlenski. Sa compagne, destinataire de la vidéo. C’est le jeune Juan Branco, avocat mégalomane et glauque qui ne fait pas mystère d’avoir conseillé les délateurs. Et une justice digne de ce nom ne doit évidemment pas se priver de faire la lumière sur le rôle de chacun dans cette affaire. Mais le pire serait qu’on pèche par naïveté. Et qu’on écarte trop vite l’hypothèse d’une autre main : celle à l’œuvre dans l’affaire Cambridge Analytica, dans la divulgation des e-mails qui conduisit à la défaite de Hillary Clinton, dans le piratage de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron à la veille de la présidentielle – cette main russe, en un mot, dont il n’est pas interdit de penser qu’elle ait, ici, repris du service.
Le sage note que ce meurtre symbolique du candidat Griveaux vient après d’autres actions, de presque égale violence, qui sont devenues le bruit de fond de la scène politique française. La tête de Macron au bout d’une pique… L’occupation violente, avec graffitis assassins, du siège de BlackRock… Les assauts, par les Gilets jaunes, des permanences électorales de députés de la République… L’attaque à l’engin de chantier d’un ministère qui était déjà celui de Griveaux… Sans parler du ton, inédit dans l’histoire de la Ve République, que prend la protestation sociale quand elle n’entend plus amender telle réforme mais « casser le système »… Le problème, chaque fois, ce n’est pas Internet, c’est la radicalité. Ce ne sont pas les réseaux sociaux, c’est la haine nihiliste et presque sans limites qui est en train de devenir la règle. Nous avons à faire face, nous, républicains, à une barbarie très ancienne, mais déchaînée, et à laquelle la Toile n’offre rien de plus qu’un théâtre postmoderne.
Le sage dit encore qu’il y a une urgence, si l’on veut résister à la déferlante : c’est d’appeler un chat un chat et une victime une victime. Or on a entendu des commentateurs dire que Griveaux était « un con ». D’autres, qu’il n’avait à « s’en prendre qu’à lui-même ». Un troisième, qu’un candidat à une élection de cette importance « ne devrait pas » se conduire comme ça. Eh bien, cette réaction n’était pas la bonne. Elle était l’analogue de celle qui, après un viol, fait dire : « sa jupe était trop courte ; son attitude, trop provocante. » Et la seule attitude juste consistait, et consiste encore, à dire : 1. qu’il y a, dans cette affaire, une victime et une seule, Benjamin Griveaux ; 2. que la sexualité du candidat Truc ou du candidat Machin ne concerne en rien, jamais, ses électeurs ; 3. qu’établir une corrélation entre la propension d’un homme à « mentir à sa famille » et son incapacité à « assumer un mandat public » est un raisonnement, au mieux, idiot et, au pire, robespierriste. Mais ces raisonnements tordus, ces mauvais réflexes, ne sont-ils pas de toujours ? et qu’ont-ils à voir, une fois de plus, avec les réseaux sociaux ?
Car le sage dit autre chose. Le droit à l’intime n’est pas un droit honteux, voire un droit à la honte, ou à une part honteuse de soi, que l’on nous concéderait du bout des lèvres. C’est un droit de l’homme. Et peut-être n’y a-t-il pas de droits de l’homme du tout si l’on n’inscrit pas, en leur principe, l’imprescriptible droit, pour chacun, de cacher, dès lors qu’elle n’enfreint pas la loi, la part qu’il veut de soi. C’est tout le thème du débat entre le dernier Kant et le jeune Benjamin Constant faisant valoir que l’étymologie du « secret » n’est pas très différente, au fond, de celle du « sujet » et qu’il n’y a pas de société de libres sujets sans cette reconnaissance d’un droit au secret. Et c’est, a contrario, le sens de l’éternelle tendance qu’ont les pouvoirs à s’en prendre aux sentinelles qui ont la garde de ces secrets : le confesseur, témoin de tant de turpitudes ; le journaliste et ses sources, que guignent tant d’enquêtes criminelles ; le secret médical ; ou encore la mise sur écoute des conversations d’un possible délinquant avec son avocat ; n’y a-t-il pas là, dans la volonté de réduire ces zones libres où veillent les gardiens du secret, le nœud d’une conspiration contre la vie intérieure dont s’inquiétait déjà Bernanos ? mais cinquante ans, derechef, avant les réseaux sociaux…
Et puis il y a encore un nom qu’il faut rappeler aux imbéciles qui croient qu’on fait avancer la cause de la liberté en « démasquant » les hypocrites. C’est celui de Michel Foucault. Le dernier. Celui, précisément, d’Histoire de la sexualité. Et celui qui, en gros, démontre ceci : loin de fonctionner à la répression et de nous contraindre à cacher, refouler ou réprimer nos mauvais penchants, le pouvoir le plus féroce est celui qui, au contraire, les force à s’exprimer dans une intarissable litanie de confidences et de mystères divulgués. La transparence, alors ? L’aveu ? L’injonction à tout dire (au nom de la liberté), tout montrer (au nom de la vérité), se dénoncer les uns les autres (au nom de la justice) ? C’est le geste même du tyran. Ou celui du corbeau, dans un film de Clouzot que Foucault connaissait bien et qui déroulait l’implacable cordeau Bickford qui, parti d’une arrière-cuisine où se mijote une lettre anonyme, finit dans le crime, la folie, la destruction du lien social, la mort. Et cela, encore une fois, un demi-siècle avant Internet…
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