Oui, bien sûr, on peut être un grand écrivain et un lâche ou un salaud. Oui, bien sûr, l’indignité morale, le mensonge, n’ont jamais été et ne doivent pas être des arguments littéraires. Oui, bien sûr, Céline. Oui, bien sûr, Aragon. Oui, bien sûr, il n’y a que les morts, ou les ânes, pour n’avoir rien à cacher. Oui, bien sûr, les nains, les gnomes immondes, les réducteurs de têtes, les tarentules prennent un trop malin plaisir à taper sur les géants et à profiter de la moindre faille pour les ramener à taille humaine. Dans l’affaire Grass, pourtant, dans le scandale créé par le stupéfiant aveu du Prix Nobel de littérature racontant comment il s’est, à 17 ans, engagé dans la Waffen SS, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Et, à tous ceux qui, y compris parmi mes amis, se lèvent, depuis quelques jours, pour prendre la défense du grand écrivain accablé par le « politiquement correct » ambiant, j’ai envie de dire qu’ils se trompent malheureusement de combat.

Le premier problème, avec cet aveu, c’est qu’on a là un intellectuel – et je dis bien un intellectuel ; je dis et répète que ce n’est pas de l’écrivain-qui-a-tous- les-droits et qui est d’autant-plus-grand-qu’il-a-sa-part-maudite-et-sa-zone-d’ombre qu’il s’agit ici – le premier problème, donc, c’est qu’on a là un intellectuel qui s’est voulu et qui fut la conscience, d’une certaine manière, de l’Allemagne. Je le revois, à Berlin, en 1983, à l’anniversaire de Willy Brandt. Je l’entends, à la tribune d’abord, puis attablé au centre d’une petite cour d’amis et admirateurs, le cheveu et le verbe dru, des lunettes à monture ovale qui le faisaient ressembler à Bertold Brecht, son gros visage à soufflets tremblant d’une belle émotion, exhortant – et comme il avait raison ! – ses contemporains de « l’autre Allemagne », la bonne, à regarder en face ce fameux « passé qui ne passait pas ». Et le voilà qui, vingt ans plus tard, nous apprend qu’il était dans l’exacte situation de ces hommes à la mémoire trouée, hantés par des crimes tenus secrets et qu’il invitait alors, si vertueusement, à se mettre en règle avec leurs arrière-pensées. Posture, donc. Imposture. Statue de sable. Comédie. Le Commandeur était un Tartuffe. Le professeur de morale était l’incarnation même de l’immoralité qu’il pourfendait.

Le second problème c’est que cette révélation fonctionne comme un révélateur, un projecteur géant, un coup de phare sinistre et prodigieux sur l’entière biographie de l’auteur du Tambour. Je me souviens – on se souvient – de ses indulgences cubaines. De ses surenchères soviétophiles du temps où, comme disait François Mitterrand, les pacifistes étaient à l’Ouest et les missiles de la mort à l’Est. On se souvient de la façon qu’eut ce social-démocrate – comme, pour le coup, François Mitterrand – de s’accrocher jusqu’au bout, avec un acharnement si mystérieux, à la criminelle fiction d’une RDA qu’il fallait préserver, disait-il, de la « colonisation » par la RFA et l’Amérique. Eh bien voilà. Tout est là. Je suis désolé pour John Irving qui garde son « admiration » à ce « héros », cette « figure morale », cet « exemple ». Si Grass demeure un exemple c’est de cette loi d’airain, jamais ou presque prise en défaut : l’amnésie c’est le destin ; il y a des trous de mémoire qui sont des trous noirs, des gouffres où tourbillonne et précipite le pire ; un mensonge de ce calibre, un seul, fût-il réduit à ce « détail » qu’est une erreur de jeunesse – et c’est comme un rayonnement obscur, une tumeur, qui irradient une vie et y diffusent leurs métastases.

Et puis le problème c’est, enfin, celui du moment choisi par l’écrivain pour se libérer de sa « honte ». Je ne crois, personnellement, pas trop à l’image de l’auteur sans scrupules se servant d’un aveu bien scandaleux pour mieux lancer son livre. Mais j’observe que la mémoire lui revient quelques jours après que se soient tenus, à Berlin, sur les lieux même des Jeux olympiques de 1936, la finale de la Coupe du Monde de football. J’observe qu’elle lui revient dans une Allemagne où fut étrangement peu audible la protestation de ceux qui demandèrent que soient au moins voilées les statues d’Arno Breker, qui, soixante-dix ans après, entouraient toujours le stade. J’écoute la singulière déclaration de Martin Walser, l’homme qui s’est illustré, il y a huit ans, en disant qu’il n’en pouvait plus d’entendre parler d’Auschwitz et qui salue, maintenant, la « leçon de morale » assenée par Gunter Grass face aux « usages normalisés de la pensée et de la parole ». Sans parler de l’affaire Handke, puis de cette hezbollisation des esprits dont j’ai passé l’été, ici même, à noter les progrès en l’Allemagne comme dans le reste de l’Europe. Je note et écoute tout cela. Et je ne peux pas ne pas me dire, comme Laurent Dispot dans son texte de La Règle du Jeu, que « Jankelevitch avait raison » ; qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de la langue et de la mémoire allemandes ; et que c’est dans ce climat de fièvre froide, de banalisation et de flirt discret avec l’horreur, que s’inscrit l’effondrement de celui que l’on tenait pour le plus solide rempart contre le retour du refoulé nazi.

Gunter Grass, ce gros poisson des lettres, ce turbot congelé par soixante ans de pose et de mensonge, et qui, soudain, se décompose à la chaleur d’une vérité tardive. Ce type de dégel a un nom : c’est, à la lettre, une débâcle.


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