Voici donc Israël, une nouvelle fois, sur le banc des accusés. Voici, dans un climat d’hystérie sémantique que l’on connaît, hélas, trop bien, les dirigeants israéliens montrés du doigt dans le monde entier comme d’abominables bourreaux. Israël assassin… La guerre où l’on tue les enfants… On a même entendu une association caritative, Terre des hommes, suggérer que l’état-major de Tsahal pourrait s’être rendu coupable de « crimes contre l’humanité »… Est-il encore possible, dans ce concert d’imprécations, vociférations, simplifications, d’essayer de faire entendre la voix de la raison – et des faits ?
Les enfants. On répugne à ratiociner, bien entendu, face à l’insoutenable spectacle de ces enfants tombés sous des balles israéliennes. Mais enfin… Est-ce ratiociner que de se demander aussi d’où venaient ces enfants, qui les avait mis en première ligne, dans le cadre de quelle lugubre stratégie du martyre ? Est-ce faillir au devoir de compassion – le rabbin Gilles Bernheim, le jour de Yom Kippour, à Paris : face au cri atrocement figé du petit Mohamed, nous n’avons, nous, les Juifs, qu’un devoir, celui de demander pardon –, est-ce faillir, oui, que de suggérer que la brutalité insensée de l’armée israélienne, cette débauche et cette disproportion des moyens employés étaient une réponse à ce qu’il faut bien appeler une déclaration de guerre palestinienne ? On peut toujours, bien entendu, en rester au choc des images. Mais on peut, aussi, tenter de voir ce que les images n’ont pas cadré et qui est aussi la réalité : des policiers et des miliciens palestiniens, arme au poing, mêlés aux lanceurs de pierres ; le fracassant silence d’Arafat paralysé, comme à l’époque de Georges Habache, par la surenchère de ses extrémistes ; le Fatah, son parti, appelant à la guerre populaire contre Israël et ne refusant l’appui, pour cela, ni du Hezbollah ni du Hamas ; sans parler du leader du Hamas, Cheikh Yassine, répétant, comme au bon vieux temps, qu’« Israël est un corps intrus qui a été imposé de force dans la région et sera enlevé de force »…
Barak. Que Barak ne soit pas Rabin, qu’il n’en ait ni la stature ni le talent, que l’on soit probablement même en train de payer, en Israël, la mort de Ytzhak Rabin il y a cinq ans et la longue régression qui a suivi et dont Netanyahou fut la sinistre figure, tout cela est certain. Mais il n’est pas vrai, pour autant, que Barak ait voulu la reprise de la guerre. Il n’est pas vrai, comme on l’entend dire partout, qu’il ait sciemment tourné le dos à l’esprit des accords d’Oslo. Et la vérité, la simple, paradoxale et terrible vérité, c’est que la crise actuelle survient au moment précis où, au contraire, le peu charismatique Ehoud Barak prenait le chemin de concessions politiques sans précédent. Concession sur les territoires. Concession sur le plateau du Golan arraché aux Syriens, en 1967, au terme d’une guerre défensive. Concession, enfin, sur Jérusalem dont le hasard a voulu que, le jour même de la provocation d’Ariel Sharon se rendant à l’esplanade des Mosquées, il ait, pour la première fois, envisagé le partage. Qui dit mieux ? Qui est jamais allé si loin ? Et au nom de quelle incroyable mauvaise foi voudrait-on transformer en « faucon » celui des Premiers ministres israéliens qui, quels que soient ses petits ou ses grands calculs, ses limites, ses maladresses, semble avoir le plus honnêtement réfléchi aux vertigineuses questions posées par la double légitimité des Juifs et des Palestiniens en Terre sainte.
Sharon. Qu’à l’origine de tout il y ait la provocation d’Ariel Sharon, que cette provocation ait été parfaitement mesurée par un spécialiste des coups tordus dont le principal souci était de renforcer sa stature de chef de la droite israélienne, c’est encore probable. Mais la provocation, cela dit, était-elle si grande ? Si monstrueuse ? Et comment se départir du pénible sentiment qu’il continue d’y avoir dans le fait même qu’un responsable juif foule le sol de l’esplanade des Mosquées quelque chose que les Palestiniens assimilent à une souillure ? Sharon, dit-on, n’était pas n’importe quel Juif. Peut-être. Mais les fidèles qui, au même moment, priaient au mur des Lamentations, en contrebas, et que les lanceurs de pierres prirent aussitôt pour cible étaient, eux, des Juifs quelconques. Ajouter à cela le spectacle du tombeau de Joseph saccagé, à Naplouse, par la foule en folie. Ajouter cette vérité de fait que jamais, au grand jamais, même aux heures les plus noires de l’Intifada et même quand on la prêchait, cette Intifada, dans les mosquées, Israël n’a interdit le libre accès aux Lieux saints – alors que, à l’inverse, les vingt années de contrôle arabe sur les mêmes lieux sont celles où l’on y a interdit les Juifs et détruit les synagogues. C’est la mesure d’une haine ancienne dont il y a tout lieu de craindre qu’elle soit encore inexpiable et dont il n’est pas juste de dire qu’elle soit également partagée par les deux camps.
Rien de tout cela n’exonère les Israéliens de leurs responsabilités politiques et policières. Rien, surtout, ne leur interdit de faire preuve, dans ces moments terribles, au bord du gouffre, d’une imagination et d’une audace que seuls les plus forts peuvent se permettre. Mais en attendant – en espérant… – finissons-en, de grâce, avec les causalités diaboliques. Surtout quand elles s’exercent, comme aujourd’hui, à sens unique.
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