Il vient de se produire deux événements qui, si la gauche était toujours la gauche, si elle s’occupait plus d’idées que de personnes, et s’il y avait encore, en France, quelque chose qui ressemble à une opposition, auraient dû provoquer un tollé.

D’abord cette affaire de tests ADN pour les candidats au regroupement familial. J’ose espérer que, lorsque ces lignes auront paru, une majorité de parlementaires auront suivi les courageux députés UMP du Morbihan et des Yvelines, François Goulard et Étienne Pinte, et auront donc déjà rejeté cet amendement à la fois inutile et scélérat. Mais le fait même qu’il ait été conçu, adopté en commission et entériné par le ministre Brice Hortefeux pose, quoi qu’il arrive, un sérieux problème de principe. Je passe sur le fait que, dans la plupart des pays concernés, il n’existe pas de laboratoires susceptibles de procéder à des examens de ce genre. Je passe sur le caractère discriminatoire d’une mesure qui ferait, à terme, de tout candidat à l’immigration un fraudeur virtuel et un délinquant en puissance. Et je passe sur le cas de ceux qui, comme M. Devedjian, ont le toupet, par-dessus le marché, de nous expliquer que, ces tests devant se faire sur la base du volontariat, c’est un droit, mais oui, bonnes gens, un droit, un nouveau droit de l’homme, qui se verrait ainsi offert aux aspirants à l’entrée dans notre pays. Le fond de l’affaire, c’est que la pratique des tests génétiques à des fins autres que scientifiques et médicales (ou judiciaires, mais à titre exceptionnel et sous le strict contrôle d’un magistrat) est formellement interdite, en France, par l’article 16 du Code civil. Et le fond du fond de l’affaire, c’est qu’une telle pratique, si elle entrait dans nos mœurs, ne serait-ce que par la petite (?) porte de ces affaires d’immigration, irait contre l’esprit d’un droit qui a toujours voulu disjoindre filiation et biologie. Quid, si l’on y renonçait, des enfants adoptés ? Quid de mon ami Innocent X, journaliste congolais que j’hésite désormais à nommer et qui a adopté deux orphelins rwandais ayant survécu au génocide ? Quid, enfin, de ce secret des secrets qu’est, pour chacun d’entre nous, son patrimoine génétique ? Ignoble, naturellement. Inquiétant, et ignoble. Touche pas à mon ADN. On ne touche jamais, quand on est démocrate, à ces histoires de sang, de preuve par le sang et, donc, par l’ADN.

Et puis le second événement, peut-être plus grave encore, c’est la convocation par le même ministre d’une « vingtaine » de préfets qui ne faisaient « pas assez de chiffre » – entendez : qui n’avaient pas réalisé le chiffre d’expulsions nécessaire pour que soit atteint l’objectif de 25 000 sans-papiers par an reconduits à la frontière… Tout, dans cette affaire, est intolérable. L’idée même de chiffre. Le nombre, là où il n’y a que des cas. Le fait de traiter des hommes comme s’ils étaient de la viande, des tas de choses et de matière, des stocks. Cette langue de la statistique et de la technique, dans un domaine qui relève de la politique. Le rappel à l’ordre des préfets traîne-la-patte (Stakhanov ressuscité… la République comme une entreprise – et encore ! je ne suis pas sûr qu’il y ait tant d’entreprises que cela où l’on ose traiter les hommes de cette façon…). Les minables excuses qu’avancent alors les coupables (pas ma faute, Monsieur le Ministre ! l’an dernier j’avais les Tsiganes et les Bulgares qui étaient un bon gisement et offraient des « marges faciles de progression » – plus possible, depuis qu’on a intégré à l’Europe la Roumanie et la Bulgarie…). La discrétion, enfin, dont le ministre lui-même a tenu à entourer sa sympathique « réunion de travail et de mobilisation », le fait que l’on ait tenté de garder secrète la liste des participants et qu’il ait fallu le Réseau Éducation Sans Frontières pour qu’elle soit rendue publique (le côté, autrement dit, catimini, à la lettre honteux, d’une démarche dont chacun, à commencer par ses initiateurs, sentait bien qu’elle était indigne). Nul ne nie qu’il y ait un problème d’immigration illégale en France. Et, aucun pays n’ayant vocation à accueillir toute la misère du monde, chacun est bien conscient de la nécessité de se doter de vraies politiques d’accueil, de contrôle et, bien entendu, de répression des fraudes. Mais il y a politique et politique. Et cette politique-ci, cette manière de faire comme si les sujets étaient de la marchandise, du fret, des numéros, des matricules – un écrivain a dit des « hommes sans qualités » – représenterait un réel recul de la culture républicaine.

On attend de M. Hortefeux, qui n’est pas un lepéniste, qu’il trouve vite l’antidote à cette dose de poison frontiste qu’il s’est, à l’évidence, inoculé. On attend des ministres d’ouverture – Fadela Amara, Bernard Kouchner – qu’ils manifestent un peu plus que des réserves (« cela ne me plaît pas, mais ne m’indigne pas », a dit Kouchner – non, ami ! non ! l’homme que tu es, le fondateur de Médecins sans frontières, le héraut des droits de l’homme, ne peut pas se contenter de cette demi-protestation face à des gestes qui nient tout ce en quoi tu crois !). Et du président de la République, enfin, on espère qu’il aura conscience d’être en train de glisser, là, sur la pente même que redoutaient – espéraient ? – les plus acharnés de ses adversaires.


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