C’est la nouvelle grande querelle qui agite l’Allemagne. Tout commence le 17 juillet dernier, au château d’Elmau, en Bavière, où le philosophe Peter Sloterdijk, dans le cadre d’un séminaire consacré à Heidegger, prononce un discours intitulé « Des règles du parc humain », où il évoque, dans des termes inquiétants, les problèmes posés, au seuil du XXIe siècle, par la « sélection » et le « dressage », la « domestication » de l’animal humain. Stupeur, évidemment, de la presse. Polémique avec Habermas, héritier de l’école de Francfort et conscience démocratique du pays. Et naissance, au fil des mois, d’un gigantesque scandale qui, un an après les déclarations de Martin Walser exhortant ses contemporains à tourner la page d’Auschwitz, semble décidément confirmer que le passé, à Berlin, ne passe pas.

L’ennui avec cette nouvelle affaire, c’est que Sloterdijk, justement, n’est pas Walser. C’est un philosophe, d’abord. Et c’est un philosophe dont chacun semble oublier : primo, que son œuvre majeure, Critique de la raison cynique, parue à l’occasion du deux-centième anniversaire de la Critique de la raison pure, se présentait explicitement comme une reprise moderne du projet des Lumières allemandes ; secundo, que le même Habermas qui le traite quasiment de nazi saluait alors ce livre comme « l’événement le plus important dans l’histoire des idées depuis 1945 » ; tertio, que l’auteur est, jusqu’à plus ample informé, l’un des défenseurs les plus sûrs de ce fameux « patriotisme constitutionnel » qui est, en Allemagne, la véritable pierre de touche séparant les démocrates des nostalgiques du romantisme politique.

L’ennui, c’est que, par ailleurs, les documents publiés par la presse allemande et dont Le Monde (29 septembre) a reproduit des extraits sont des textes cyniques certes, provocateurs, voire ambigus, mais que l’on peut très bien les lire, aussi, comme des variations sur quelques grands motifs de la tradition philosophique. Sloterdijk parle de « parc humain » : c’est le mot de Platon, dans La République, évoquant la « houlette » des dieux « paissant le troupeau humain ». Il parle de « dressage », ou du grand partage entre « amis de l’homme et du surhomme » : ce sont les concepts de Nietzsche dans la Généalogie de la morale et Aurore. Et quant à la vision, terriblement sombre, d’une « opposition » entre « pulsions animales » et « pulsions apprivoisantes » que l’« humanisme » aurait, selon lui, échoué à arbitrer, c’est, presque mot pour mot, ce que dit Freud dans ce grand livre, si peu lu, qu’est Malaise dans la civilisation

L’auteur évoque les perspectives du clonage ? Il décrit un âge « technique et anthropotechnique » qui nous mène droit à la « sélection prénatale », la « naissance optionnelle » et la « planification explicite des caractères » ? C’est encore vrai. Mais rien ne dit, pour l’heure, que ce soit pour en faire l’éloge. Rien n’interdit de le croire quand il exprime son effroi face à ce futur de cauchemar que nous promettait la science-fiction mais qui est là, désormais, tout proche, imminent, terriblement réel et concret. Auquel cas Sloterdijk serait une sorte d’anti-Walser invitant ses contemporains, non pas à zapper, mais à regarder le mal en face. Et auquel cas nous serions peut-être en train d’instruire, à son encontre, l’un de ces procès en sorcellerie où, faute de savoir, pouvoir ou peut-être même vouloir conjurer le surgissement de l’horreur, on brûle celui qui la nomme ou s’en fait même le messager…

Un seul exemple. Le mot même de « sélection », « Auslese », qui trouble, cela va de soi, les commentateurs. Je ne suis pas germaniste. Mais les hasards de mon travail font que je sors d’une relecture de Heidegger. Et je sais que le mot allemand pour dire le tri des nazis, celui qui mène à la rampe d’Auschwitz ou qui s’y opère, n’est pas « Auslese » mais « Zucht » ou « züchten », et que « Auslese », le mot donc de Sloterdijk, signifie, dans le meilleur des cas, la « cueillette », dans le pire la « sélection naturelle » des espèces selon Darwin – mais que c’est surtout l’un des mots par lesquels Heidegger, dans son exégèse du fragment 50 d’Héraclite, puis dans l’Introduction à la métaphysique, traduisait le grec « logos » – mélange, expliquait-il dans une de ces étourdissantes méditations étymologiques où, à tort ou à raison, il guettait le mystère de l’Être, du cueillir et du lire, du choisir et du discourir.

Bref, il est parfaitement possible – l’avenir le dira – que l’on soit en présence là, après Peter Handke, après Boto Strauss, d’un nouveau cas d’intellectuel allemand, issu de la gauche radicale, et dérivant vers un néofascisme. Mais il n’est pas non plus exclu que l’on assiste – en plus sérieux – à un remake de notre « affaire Houellebecq » de l’an dernier. Avec, en toile de fond, deux questions. La première : suffit-il de brûler un philosophe pour conjurer l’irrésistible invasion des clones ? La seconde : qu’en est-il, en effet, de l’humanisme à l’âge de la technique devenue folle ? que vaut-il ? que peut-il ? et que pèserait un humanisme frileux, hypocrite, décoratif, qui entrerait, comme dit Kubrick, « les yeux grands fermés » dans l’avenir ?


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