L’élection présidentielle fait, avec la récession, l’objet de toutes les conversations.

Et, à l’intérieur de l’élection, le seul duel qui compte est évidemment, et pour l’heure, celui d’Obama et Hillary.

J’observe Hillary dans ses apparitions télévisées.

Je vois le mal qu’elle se donne pour prouver qu’elle est plus expérimentée que son adversaire, mieux préparée.

Je devine la main des spin doctors peaufinant son discours sur l’Irak ou sur la politique de la ville.

Mais la vérité c’est que les électeurs, on le sent bien, ne sont sérieusement intéressés que par une chose – et c’est encore, dix ans après, la fameuse affaire Lewinsky…

La sénatrice savait-elle ?

Tolérait-elle ?

Degré de complicité, dans ce cas, et nature du pacte qui l’unissait, l’unit, à son mari ?

Et quid surtout, dans ce contexte, du ressort réel de son ambition – qu’est-ce qu’une femme a dans la tête quand elle envisage (car c’est bien de cela, après tout, qu’il s’agit) de revenir ainsi, tous les matins et les soirs de sa vie, sur le lieu de son humiliation ?

Pour l’amour du bien public, soit.

For the sake of America, sans doute.

Mais enfin, on a beau dire. L’équation est si singulière et le raz de marée d’il y a dix ans a laissé de telles traces dans les esprits qu’on ne peut pas ne pas imaginer que se mêlent à cela d’autres raisons – moins politiques, plus romanesques…

Ira-t-elle pour se venger ou le venger ?

Pour occuper le terrain, signer sa victoire, montrer, et à lui, et au monde, ce que peut être une présidence Clinton sans tache ? Ou ira-t-elle pour l’aider au contraire, effacer la souillure, permettre que l’on tourne enfin la page – et sera-t-elle, alors, comme ces héroïnes de films noirs dont le mari a commis un crime et qui, après avoir caché le cadavre, retournent sur les lieux pour faire disparaître les indices ?

La vérité, oui, c’est qu’il n’y a pas, ici, aujourd’hui, de question politique plus essentielle que de savoir : primo, ce que la sénatrice a dans la tête en projetant d’entrer donc, à son tour, dans ce bureau associé aux frasques de Clinton 1er ; et, secundo, ce que les électeurs et les électrices ont à l’esprit en voyant rebondir ainsi le vaudeville le plus fou de l’histoire contemporaine.

Je vois des électrices démocrates confiant qu’elles se sentent déjà vengées par cette femme admirable et digne, si droite sous les crachats, si pudique, si intègre – je vois toute la political correctness se rangeant derrière cette sainte qui a épousé un voyou, qui a souffert mille morts à cause de lui et qui lui fait le cadeau, pourtant, de laver l’honneur familial bafoué.

J’entends des républicaines militantes hurlant que non ! le contraire ! aucune moralité ! aucun respect de rien ! ces Clinton n’ont-ils donc aucun principe ? cette femme manque-t-elle à ce point de classe et de fierté ? moi, si mon mari m’avait trompée, j’aurais exigé de déménager! l’endroit où la chose s’est passée serait irrévocablement maudit ! la Maison-Blanche, alors, vous pensez ! j’entends, oui, le chœur des dedicated mummies criant qu’il y aurait là, dans la situation même, un outrage aux bonnes mœurs et à la raison : voulez-vous d’une présidente qui, au lieu d’avoir la tête aux affaires, ne serait obsédée, à longueur de journée, que par ce qui s’est passé là, non, ici, sous ce bureau, sur ce coin de moquette – vertige des signes et mémoire des objets, mauvais venin de la jalousie, est-ce ainsi que l’on conduit un État ?

J’essaie d’imaginer, en fait, la réaction du gros de l’opinion à cette perspective en effet singulière d’une présidente Clinton succédant à un président Clinton dans ce bureau oral, pardon ovale, qui n’est pas un bureau tout à fait normal dans l’histoire de l’Amérique : ah ! si seulement l’Amérique était la France ! pas de bureau ovale, en France ! pas de symbolique du bureau ! les Présidents changent et ils changent, s’ils le veulent, de bureau ! alors qu’en Amérique, non ! pas de fait du prince ni de caprice ! l’Amérique étant une vraie démocratie, c’est le lieu qui l’emporte, une fois pour toutes, sur le tenant du lieu ! et comment, alors, y aurait-il place, dans les esprits, pour autre chose que pour l’image folle, inimaginable et, en même temps, proprement passionnante, de la vertueuse Hillary revenant pour la première fois sur le théâtre du vice de son mari ?

L’Amérique étant ce qu’elle est, c’est-à-dire un pays où Debord a définitivement pris le pas sur Hegel et où, par conséquent, le « tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel » du maître de Iéna a cédé la place au « tout ce qui est réel doit être spectacle, tout ce qui est spectacle doit apprendre à devenir réel » des producteurs de reality shows, les États-Unis étant, si l’on préfère, un pays où l’on ne résiste jamais, non pas, comme en France, à un bon mot, mais, comme à Hollywood, à une bonne et belle image, je prends le pari que, rien que pour cette raison et cet instant, rien que pour le plaisir de voir la scène tournée ou, en tout cas, enregistrée par les opérateurs du Tout-Puissant Visible qui est la version nouvelle de l’Histoire universelle, Hillary Rodham Clinton l’emportera sur Barack Obama.


Autres contenus sur ces thèmes