Helmut Schmidt est-il victime de sa légende ? De son amitié trop affichée pour Valéry Giscard d’Estaing ? De l’inévitable discrédit porté, de ce côté-ci du Rhin, sur tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à de la social-démocratie ? De notre germanophobie peut-être et des insistantes campagnes de calomnies menées contre lui, depuis dix ans, par notre confrère l’Humanité ? Ou d’autres motifs encore, moins avouables et plus secrets, qui toucheraient aux propres intérêts, point seulement intellectuels d’ailleurs, du socialisme à la française ? Toujours est-il que sa chute, jusqu’à présent, n’a guère fait pleurer dans nos chaumières. Qu’on ne l’a commentée qu’à la diable, du bout des lèvres, à contrecœur. Et qu’il n’y a pas un chroniqueur, un seul de nos doctes maîtres à penser qui ait jugé bon, apparemment, de prendre position sur cette affaire. C’est dommage. Car l’événement est d’importance. Et méritait bien quelques-unes des folles pages que nous consacrons, depuis des mois, à la défunte guerre du Liban.
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Il y a les circonstances d’abord, tout à fait singulières si l’on y songe, qui ont présidé à cette crise. M. Schmidt part-il sur un échec ? Désavoué par ses électeurs ? Parce qu’il aurait notoirement trahi le mandat qui lui avait été remis ? Sous la pression, même, de la rue, des sondages, de l’opinion publique en général ? Non. Il est tombé parce que son allié libéral en a, un beau matin, simplement décidé ainsi. Qu’il a résolu tout à coup, sans rime ni raison, de renverser une coalition scellée par des années de pouvoir. Et que l’article 67 de la constitution ouest-allemande, une fois utilisé seulement en trente-huit ans de république, lui en donnait, de fait, le loisir et le pouvoir. La procédure est, j’y insiste, inscrite dans la constitution. Elle est parfaitement conforme, donc, aux, canons de la légalité. Mais elle l’est comme l’était, ni plus ni moins, celle qui, certain 17 juin 1940, permit à une Assemblée élue sur un programme de Front populaire de voter, sans crier gare, les pleins pouvoirs à Pétain. Et même si le Bundestag n’en est heureusement pas encore là, il semble que l’affaire n’ajoutera rien, là non plus, à moyen comme à court terme, à la gloire ni au lustre de la légitimité démocratique allemande.
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Le climat politique d’ensemble qui a servi de décor à l’aventure est-il de meilleur augure ? Je n’en suis pas très sûr non plus. Et je songe notamment à cet autre événement décisif qu’a été le « triomphe des verts » aux élections régionales de Hesse et de Hambourg. On désigne ainsi, comme on sait, ce vaste rassemblement politique qui naît, après 68, sur les fonts baptismaux de l’écologie. Qui dérive doucement, tout au long de la décennie suivante, vers les thèmes du pacifisme. Et où se reconnaît aujourd’hui, d’un bout du pays à l’autre, toute une jeunesse révoltée, archaïsante, ennemie de l’esprit moderne et de la souillure parlementaire. Je n’irai pas, comme certains, jusqu’à y voir la résurgence des Wandervogel hitlériens. Je ne crois pas que l’on puisse soutenir, sans autre forme de procès, qu’il s’agit déjà d’un néo-fascisme. Mais je ne suis pas très rassuré, je l’avoue, par ce retour en force de ce qu’il faut bien appeler, faute de mieux, un nationalisme de gauche. Je tremble à l’idée de ce que pourrait donner le slogan « plutôt rouge que mort » si l’on devait, d’aventure, composer autour de lui la trame d’une politique. Et je suis atterré, pour tout dire, de savoir que le destin de la démocratie dans ce pays puisse se trouver un jour, demain peut-être, à la merci d’hommes et de femmes qui la tiennent pour une mesure morte, largement disqualifiée — un luxe, tout au plus, qui les accable et qui les ruine…
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D’autant, encore, que toute l’affaire s’est déployée sur un théâtre matériel inhabituellement tourmenté lui aussi et dont on n’a pas assez mesuré les plus spectaculaires glissements. Je ne suis pas économiste, bien sûr. Mais il n’est pas nécessaire d’être économiste pour entendre la leçon d’une croissance réduite, cette année, à un demi-point. D’une volonté d’investissement qui, au fil des mois, n’a cessé de s’étioler. D’un fléchissement, sans précédent depuis la guerre, de la demande globale des biens et de services. D’un retour du chômage, ce spectre qui, depuis cinquante ans, hante la conscience allemande et dont les victimes, en deux ans, ont déjà plus que doublé. D’un tassement, même, des flux d’exportation, ce fleuron, ce fer de lance sur quoi, nul ne l’ignore, s’était jusqu’à présent jouée l’expansion industrielle de ce pays. Bref, de tous les indices et indicateurs qui prouvent que la patrie de MM. Kohl et Strauss est en train d’entrer à son tour dans l’effrayante sarabande des nations rongées par la crise. Le miracle allemand ? Il n’y a plus de miracle allemand. Mais il y a une Allemagne qui peine. Il y a une Allemagne qui doute. Il y a une Allemagne qui vacille. Et il y a l’ultime bastion de prospérité, donc, d’un monde ravagé par la dépression qui, là, tout près, aux marches de l’Europe, commence à son tour de s’effondrer.
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Le cœur du problème, c’est évidemment, et on l’aura deviné, le sort de ce fameux « modèle social-démocrate » que le chancelier Schmidt incarna mieux que nul autre. Qui dit social-démocratie dit en effet un espace social homogène. Strictement polarisé entre deux classes sociales fondamentales. Lisible dans les termes simples de la langue keynésienne la plus classique. Dominé par de puissants syndicats où se rassemble l’essentiel de la population active. Et solidement ancré, surtout, dans les commodités d’une opulence sans faille. Or c’est bien de cela qu’il s’agit. C’est bien cet espace-ci qui est en train de se défaire. Ce sont bien ces pilotis muets, et qui jusqu’ici allaient de soi, dont l’assurance s’entame. Et c’est tout un système politique, social, culturel même, qui a peut-être, après eux, commencé de se lézarder… Faut-il rappeler que cette Allemagne-là, tant maudite et décriée, était restée vaille que vaille un havre de liberté ? Qu’elle avait su, sans rien renier d’essentiel à ses principes constitutifs, maîtriser la guerre ouverte que lui avaient déclarée les terroristes ? Que, presque seule en Europe, et contrairement à une tenace et absurde légende, elle était restée rigoureusement exempte de ce cancer moderne que sont les juridictions d’exception ?
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Oui, je crois qu’il faut le rappeler. Car de bien étranges rumeurs nous viennent maintenant d’outre-Rhin. On parle d’une législation attentatoire à la libre circulation des hommes, et en l’occurrence des immigrés. On murmure que l’arsenal répressif mis en place au temps de la lutte contre la bande à Baader pourrait être renforcé. On chuchote que les fameuses « interdictions professionnelles », de si néfaste mémoire, mais que l’Etat social-démocrate avait entourées d’un luxe infini de garanties, de précautions, de sauvegardes, seraient remises en vigueur. Vrai ? Faux ? Ce qui est sûr, c’est que rien de ce qui se passe à Bonn ne peut être tout à fait étranger aux combats qui se mènent à Paris. Et que je ne puis mieux faire, moi, en attendant, qu’adresser un salut, dont j’aimerais qu’il ne soit pas le dernier, à l’un des hommes d’Etat les plus convenables, les plus raisonnables et les plus, finalement, respectables de l’Occident contemporain. Je me souviens de ce jour, au plus fort de la vague terroriste et de la grand-peur qui s’ensuivit, où un député de l’opposition lui avait anxieusement demandé quelle mesure pouvait prendre l’Etat pour remédier à la crise spirituelle qui frappait la jeunesse allemande. Et où il avait eu cette réplique, modèle, à elle seule, d’intelligence démocratique : « Quant au sens à donner à la vie, c’est, bien entendu, l’affaire de chaque conscience. »
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