Contre les deux infamies de ce siècle, l’holocauste et le goulag, c’est peu dire que la philosophie n’a rien pu. Elle ne s’est jamais attaquée aux racines du totalitarisme. Qui sait même si ses théories de la raison, de l’histoire et de l’engagement, n’ont pas fomenté l’horreur ?

Cette défiance rassemble depuis quelques années une pléiade de fringants agrégés, issus de 1968, et souvent revenus du stalinisme. Bernard-Henri Lévy passe pour leur chef de file, parce qu’il édite la plupart d’entre eux dans sa collection « Figures », chez Grasset, et qu’avec les Maîtres penseurs, de Glucksmann, sa Barbarie à visage humain a brillamment vulgarisé, en 1977, leur commune hantise des droits de l’homme.

On a pu trouver que cette obsession glissait souvent à l’antimarxisme exclusif, qu’elle en tirait par trop avantage auprès des médias, et qu’elle n’était guère « philosophique », ni « nouvelle », par apport aux protestations de Camus ou de Soljenitsyne.

La suite que Lévy donne cette semaine à sa Barbarie relève encore de l’essai littéraire à la française, plus que du traité. Les crimes qu’inspirent l’Évangile, le Coran et la Bible même, retiennent de partager sa confiance dans le monothéisme, notamment le judaïsme, pour résister à tous les fascismes, puisque telle est la thèse centrale du Testament de Dieu.

Mais c’est la première fois qu’est relue, au vu des « camps » et en vue de les éliminer, l’histoire de la pensée occidentale, des Grecs à nos jours. Beaucoup d’idées reçues s’effondrent. A la lucidité négative de la Barbarie succèdent une stratégie de « résistance » et une éthique précise de l’intellectuel, guetteur et solitaire.

Ce livre étincelant et ardent marque une revanche de l’érudition normalienne sur le vernis technocrate, de l’utopie morale sur le réalisme sans âme de la foi sur la ruse.

Donc les idéologies ont failli contre l’homme. Pour qui ne se lave pas les mains de cet échec sanglant, il s’agit de substituer radicalement l’Éthique au Politique. En détruisant l’État ? C’est la première idée qui vient, notamment aux anciens communistes, qui n’ont pas oublié le rêve marxiste de son dépérissement final. B.-H. Lévy souhaite au moins son recul.

Ce qu’il craint par-dessus tout, et qu’on voit réclamer étourdiment par certains esprits bien intentionnés, c’est que l’État ne se mêle de donner un but à la vie, premier pas vers l’ordre moral, et prévenance fasciste par excellence. La liberté et le sens sont l’affaire de chacun. Il faut le moins d’État possible, y compris dans les têtes… mais de l’État quand même, pour dire le Droit. « Libéral-libertaire », Lévy ne cède pas à la démagogie anarchiste, d’où sont sorties, selon lui, les pires dictatures.

Autre thèse distincte des idées reçues par sa génération et, partant, courageuse : les « masses » ne voient pas plus juste ni moins barbare que les dirigeants, leur « écoute » est un leurre, le contrôle autogestionnaire se révèle aussi totalitaire que le socialisme despotique dont il semble l’antidote. C’est à l’abri du droit et à l’écart du pouvoir, « forme subtile de l’asservissement » (Fustel de Coulanges), que le citoyen se taille des plages d’illégalisme et de douceur de vivre.

Encore faut-il préserver cette invention paradoxale et précaire qu’est la notion d’individu singulier, et savoir d’où elle sort. Lévy détruit magistralement l’illusion courante qu’on la devrait à l’Antiquité. Les héros grecs n’ont ni volonté ni histoire personnelles. Créon est justifié contre Antigone, qui n’incarne pas la résistance, comme on l’a tant dit, mais l’échec tragique des isolés. Une âme, quand elle n’est pas gagée par une transcendance, c’est proprement une âme de trop.

Si le vingtième siècle a battu les records de totalitarisme et d’inhumanité, ce n’est pas qu’il est devenu athée, mais qu’il est revenu au paganisme antique. Nietzsche et Maurras l’y ont poussé, suivis par Montherlant, qui salue la victoire de l’Allemagne « païenne » sur notre christianisme « décadent », et par Drieu, qui s’avoue « plus près de Platon que de saint Paul ».

Ce néo-paganisme a anéanti le « moi » décrit par Proust comme un théâtre d’ombres sans unité, conduit la littérature à se rejeter elle-même et érigé en idoles l’État, le Parti, la Nature, la Race. Incroyablement, la quasi-totalité des écrivains ont pris leur parti de cette régression et de ses millions de victimes, dénonçant certains bourreaux et pas d’autres, au nom du moindre mal, d’obéissances obscènes, ou selon le cri de Théophile Gautier : plutôt la barbarie que l’ennui.

Et voici que resurgissent, moins de quarante ans après les charniers qu’ils ont suscités, la chasse au judéo-christianisme, l’élitisme à la romaine, la celtitude et, pas gêné, l’antisémitisme allant avec…

Devant ces réveils insensés, Lévy se montre d’un antifascisme qu’on pourrait dire de gauche. Mais sa liberté piaffante à l’égard des contingences politiques, comme des modes intellectuelles, le dresse aussitôt contre certains mythes gauchistes : nostalgie trompeuse d’un monde sans objet ni parole, obscurantisme anti-technique, exaltation sadienne des sens. Car enfin, si le désir est roi, comment s’opposer à ceux pour qui « c’est le pied » de bafouer les droits de l’homme ?

Pour que ce dernier cesse enfin d’être un gibier de camp, pour que triomphent son pari sur l’universel et son exigence de singularité libre, pour que les politiques s’avouent relatives, et que les consciences y résistent avec succès, Lévy ne voit décidément pas plus efficace ni « moderne » que l’« antériorité mystérieuse qui nous fait plus anciens que notre nom « , bref : le monothéisme. Sans ce Dieu unique dont les totalitarismes ont en commun d’annoncer la mort, et dont la haine est à l’origine de l’antisémitisme, il n’y a plus d’âme qui tienne (Dostoïevski), ni d’« homme » (Berdiaev), et la servitude gagne à tout coup.

Parmi les monothéismes, sa préférence va sans hésiter au judaïsme. Tout en saluant l’alliance de ce dernier avec le christianisme, et en reconnaissant qu’il y a de vrais prophètes parmi les chrétiens, comme il y a des apôtres, c’est-à-dire, selon lui, de dangereux militants, parmi les juifs (Spinoza, Marx), il considère que le judaïsme a gardé la pureté perdue par l’Église temporelle.

Aucun texte ne lui paraît célébrer, mieux que la Bible, la tolérance, l’absolu des témoignages solitaires, l’universalité, le droit, la loi, l’insoumission au souverain terrestre, la résistance à l’oppression du temps et de l’histoire.

La conscience aiguë de ce qui dure et de ce qui passe fait de l’homme juif, de tout temps honni par les totalitarismes, le plus apte à cette résistance. Celui qui frappe un juif, dit Kafka, c’est l’humanité qu’il jette à terre. Israël est plus qu’une terre : « une catégorie de la pensée, une alternative métaphorique et mondiale au socialisme des âmes ».

L’auteur argumente ouvertement en juif – « nous », « mon peuple », écrit-il –, mais aussi comme Albert Cohen, en athée. Il sait « le ciel vide » et vante l’homme hébreu de pressentir l’« étrangeté absolue, l’inexistence radicale » du « Rocher » divin où s’adosse son refus du Mal. A plus forte raison, cette foi dans le monothéisme doit être distinguée des retours fanatiques au « sacré » dont l’actualité donne des signes redoutables.

Aidé par Emmanuel Lévinas et René Girard, à qui il rend leur dû, proche de Jankélévitch, l’auteur occupe une grande partie de son livre, la plus ardue mais aussi la plus passionnante, à chercher dans la Bible de quoi inspirer, après la faillite monstrueuse des idéologies, une sorte d’antifascisme éternel.

Loin de rester dans les généralités prudentes, il tire de ses lectures saintes des leçons nettes, voire des « commandements » à la deuxième personne. Tu placeras la loi au-dessus de l’événement, et la vérité hors du politique ; tu refuseras la providence, l’esprit absolu et la dialectique ; la conjoncture n’est pas ton affaire, ni l’avenir ; en toute circonstance, tu manifesteras ce qui te paraît donner valeur et honneur à l’existence ; tu n’entreprendras rien qui ne soit digne d’être perpétuellement recommencé…

Pour l’essentiel, il s’agit de tourner le dos à tout ce qui a mené l’intelligentsia depuis la guerre : la résistance de masse sur une base politique, l’engagement sartrien, le stoïcisme résigné de Malraux.

Le Testament de Dieu tel que le déchiffre B.-H. Lévy va parfois très loin dans les détails concrets. Ainsi les droits de l’homme passeraient-ils nécessairement par le droit de propriété, et la justice, sans céder au talion, devrait-elle se retenir de trop expliquer les crimes fascistes, sous peine de banaliser, de « gommer » le mal.

Plus l’auteur précise ses préceptes, plus il soulève, évidemment, d’objections. Est-il si prouvé que la propriété et les métiers intellectuels portent à la résistance, l’autogestion des masses à la dictature, et la conscience de classe nulle part ? A négliger, comme il le fait, le poids décisif de l’économique, l’antifasciste selon Lévy ne répète-t-il pas la bévue de ses ancêtres d’avant-guerre à l’égard des rapports de forces militaires ? A quoi se fier si le monothéisme de la Bible échoue autant à vaincre le chômage que celui du Coran, dont Massignon et Berque nous ont attesté la pureté, à sauver l’Iran de la tyrannie ? Le judaïsme n’a-t-il pas inspiré des crimes, lui aussi ? Que peut penser de son innocence idéale un réfugié palestinien ? Décrétera-t-on, après ce nouveau décalogue, que hors la Bible point de salut ?

C’est une antique tradition des philosophes de refuser tous les systèmes antérieurs pour mieux imposer le leur. A cette rage de convaincre, les Français ajoutent le péché mignon d’aimer plaire, en écrivains.

Cette tradition n’a jamais été si vivace, et Bernard-Henri Lévy l’honore brillamment. Au milieu des copies de Sciences Po où tant de ministres en chômage croient cerner notre temps, c’est un régal constant de voir un esprit de synthèse peu commun poser un regard neuf sur une culture sans faille. Du Talmud à Mein Kampf, de Marsile de Padoue à Locke, Hobbes et Gramsci, quelle maîtrise du patrimoine occidental ! A part quelques tics d’époque, un rien d’oratoire, et l’abus de majuscules, quel hymne, finalement, à ces sources impures, autant qu’au Livre vénéré !

Et puis, quelle ardeur dans ce refus éperdu de l’homme-loup ! Parce qu’il avantage présentement le pouvoir, qui le lui rend, et qu’il déploie autant de photogénie et de zèle promotionnel que de sincérité, on a soupçonné B.-H. Lévy de soigner le système, son image, son intérêt.

De tels soupçons jugent surtout leurs auteurs. Le Testament de Dieu, en tout cas, les fait oublier. Quand on nous invite à avoir raison seuls contre la cité entière, à opposer la nuque raide des prophètes, à scruter ce qui dure, à témoigner en guetteurs solitaires, quand on invoque l’exemple d’Ezéchiel, Gabriel Péri, Saint-John Perse, Camus et Soljénitsyne, le samizdat et Amnesty International, douter de cette parole serait nous priver nous-mêmes d’une belle occasion de croire et d’espérer.


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