Les mémoires se mêlent. Celle de la guerre de 1914, qui a commencé là avec l’assassinat, le 28 juin 1914, de l’archiduc François-Ferdinand, héritier présomptif du trône des Habsbourg. Et celle du siège de 1992-1994, qui fit 10 000 morts et clôtura les carnages européens du XXe siècle, comme le montre la magnifique exposition de Gérard Rondeau, organisée par l’Institut français de Bosnie-Herzégovine, avec des photos des paysages français portant les cicatrices de la grande tuerie et de Sarajevo bombardé par les forces serbes.
Les mémoires s’entrechoquent aussi. « Je n’ai accepté de me mêler à ce caravansérail de pèlerins, venus des quatre coins du monde commémorer cet anniversaire de 1914 et affûter le vibrato de leur “plus jamais ça”, que pour qu’il y ait au moins quelqu’un pour évoquer l’autre anniversaire, l’autre “ça”, Srebrenica, boucherie au cœur de l’Europe d’aujourd’hui, retour du génocide et du règne des Ponce-Pilate », martèle un homme seul sur la scène du Narodno Pozoriste, le Théâtre national de la capitale bosnienne.
Déglingué. Une bouteille d’eau, un ordinateur, un fond de papier peint à fleurs. Dans une chambre de l’hôtel Europe – qui donne son nom à la pièce –, un intellectuel en crise, au cartable avachi, qui fut engagé dans la guerre en Bosnie, doit rédiger le texte de sa conférence sur cet attentat de Sarajevo qui fut le suicide du Vieux Continent, et il ne sait plus quoi dire. Tour à tour lyrique, bouffon ou grinçant, l’acteur Jacques Weber tient pendant une heure quarante, avec une extraordinaire présence, ce « one-man-show ». La mise en scène est signée du Bosniaque Dino Mustafic. Avec cette pièce présentée là en première, et qui sera au théâtre de l’Atelier à Paris à l’automne, Bernard-Henri Lévy veut subvertir, et redonner du sens aux trop convenues célébrations du centenaire.
Cet intellectuel sur les planches, c’est bien sûr BHL lui-même, au moins en partie. « Ce qu’il a en commun avec moi, c’est cette très grande difficulté d’un Européen à ne pas être désespéré », explique l’auteur. Avec une surprenante autodérision, il se projette dans ce personnage déglingué, vieillissant, alcoolique et en plein désarroi, même s’il ne pousse pas l’exercice jusqu’au bout, avec au moins quelques remises en question sur des erreurs, des échecs.
Dans ce monologue où alternent tous les genres – du tragique à la comédie, et du grotesque à l’érotisme – défilent les engagements et les combats d’une vie. Il y rappelle les morts : « Ces morts dont la mort fut programmée pour être une mort sans sépulture et sans traces », alors que passent en fond les images de l’extermination de 7 000 civils bosniaques musulmans par les forces serbes, après la prise de Srebrenica, en juillet 1995. Défilent aussi les images de la révolte du Maïdan, à Kiev. Il y dénonce « la peste blonde » – Marine Le Pen – et les régressions d’une extrême gauche qui a abandonné l’internationalisme pour la défense des terroirs. Et, surtout, il pourfend cette Europe des banquiers, une Union européenne toujours plus bureaucratique « de petits hommes gris », qui défend les thons rouges et abandonne à leur sort les révoltés syriens. Contre Heidegger, il cite Husserl, qui appelait à « une Europe de la raison contre l’Europe des instincts ». Jacques Weber tonne, éructe, ricane, donnant une vérité humaine à cette litanie de l’indignation « béhachélienne ».
Porte de l’UE. « Cette pièce est une arme dans la nouvelle bataille que nous menons ensemble pour le retour de la Bosnie dans l’Europe », explique Bernard-Henri Lévy, au côté de l’un des trois coprésidents, le Bosniaque Bakir Izetbegovic, fils de feu Alija, symbole de la résistance de Sarajevo. Formée de trois entités représentant ses trois peuples constitutifs – Bosniaques (slaves islamisés), Serbes et Croates –, paralysée par les institutions-usines à gaz héritées des accords de paix de Dayton de 1995 imposés par la communauté internationale, la Bosnie-Herzégovine piétine toujours à la porte de l’Union européenne. Elle n’est même pas reconnue candidate, à la différence de la Macédoine, de la Serbie ou même, depuis une semaine, de l’Albanie.
« En lui donnant ce statut même si elle ne remplit pas encore toutes les conditions, l’UE lui permettrait d’accélérer les réformes », insiste un BHL qui, à l’occasion des cérémonies du centenaire, a lancé une pétition européenne pour recueillir un million de signatures afin de faire bouger Bruxelles et les capitales des 28 Etats membres.
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