« Poulet ou salade ? » Bernard-Henri Lévy se charge de votre commande à l’aide de cette proposition binaire mais efficace. Il faut aller vite, le temps est compté. BHL se pose dans ce beau restaurant vide, opportunément nommé Bernardatstsi, attenant au bâtiment du Philharmonique d’Odessa, et exprime au serveur les volontés de chacun. Deux policiers français du service de la protection, arrivés la veille, s’installent non loin. Arielle Dombasle optera pour la salade, et un plateau de fromages qu’elle proposera à tous de picorer. Elle est diaphane, fine comme une lame, souriante, sympathique. Gilles Hertzog, l’éternel compagnon de reportage de BHL, est là, ainsi qu’un petit nouveau dans la galaxie du philosophe, écrivain, journaliste, cinéaste, commissaire d’exposition, révolutionnaire, ministre des Affaires étrangères à temps partiel, Vladislav Davidzon.

Ce jeune Russo-Américain au visage poupin, très sérieux, est le responsable de la venue dans cette contrée du Bernard-Henri Lévy national. Ils se sont rencontrés au Café de Flore lorsque BHL organisait le débarquement en France, jusqu’à l’Elysée, d’une délégation de personnalités ukrainiennes issues de Maïdan, dont le futur président, Petro Porochenko. Puis Davidzon avait accompagné BHL au Bangladesh, où celui-ci retournait quarante-trois ans après son récit de la guerre civile pour le journal Combat. Du Flore au Bangladesh, voilà un raccourci évident pour résumer les deux mondes dans lesquels navigue Lévy. Davidzon en a tiré un portrait fleuve, laudateur de BHL, son modèle, publié par le magazine en ligne Tablet. Les deux conseillent d’ailleurs de le lire.

Après Sarajevo et Venise, BHL souhaitait voir monter sa nouvelle pièce, Hôtel Europe, à Kiev, avant Paris, New York et Washington. Ce ne fut pas possible. Davidzon a alors remué les autorités locales d’Odessa, déniché une date de dernière minute à l’Opéra national… A table, BHL s’enquiert de la santé de son ami Alain Delon hospitalisé, évoque Vincent Lindon qui, après lecture de ce texte dense, lui a soumis trois noms de comédiens capables d’interpréter ses mots seul en scène : Philippe Caubère, Fabrice Luchini ou Jacques Weber. C’est de ce dernier dont le philosophe avait le plus envie. L’ogre Weber a dû se préparer physiquement pour ce marathon verbal, il a perdu près de 30 kilos. Pourtant, ce soir, point de Weber. Il n’y a pas de production. Ce sera une lecture de la pièce par l’auteur.

Conférences de presse, passages dans les télévisions : BHL clame son enthousiasme pour Maïdan

Bernard semble détendu, même si la tension pointe. Son petit poulet n’est pas sur la table et il doit répéter, encore. Ce défi excite Lévy. Il a atterri ici deux jours auparavant, après un crochet à Kiev, pour un rendez-vous avec Porochenko, nous fait-il savoir. Depuis, il enchaîne un programme de ministre : conférences de presse, passages dans les télévisions pour clamer son enthousiasme pour Maïdan, la répulsion que lui inspire Poutine, la confiance qu’il faut accorder au nouveau président. Il parle au nom de l’opinion publique française lorsqu’il exprime sa condamnation de la livraison de deux Mistral à la Russie. Il dit s’être couché à 3 heures du matin la veille, car il lui a fallu adapter ses écrits à la sauce ukrainienne. Il cite Dieudonné dans sa pièce, mais qui est l’équivalent local ? Il se renseigne, travaille, travaille.

C’est une expérience étonnante de coller de près l’animal Bernard-Henri Lévy. Il vous laisse rôder dans son périmètre, assister aux engueulades en coulisses, aux échanges avec Arielle. Il faut se frayer un chemin entre Marc Roussel, son ami photographe, un autre qui enregistre une captation pour les archives du philosophe ou pour son site de La Règle du jeu, une équipe qui le filme pour le futur long-métrage du réalisateur bosniaque Danis Tanovic…Bernard vous titille sur un coup de fil important qu’il aurait reçu dont il pourrait vous confier plus tard la teneur, ou pas. Il avance, l’intendance suivra, en l’occurrence une traduction plus resserrée et urgente des sous-titres qui défileront au-dessus de sa tête une fois sur les planches.

Son envie de s’inscrire dans la postérité

Le grand soir se profile. BHL craint que les 1 600 places ne soient pas occupées malgré la gratuité de la soirée. Le public, en majorité russophone, réputé difficile, est venu, n’a pas fait claquer les strapontins et a applaudi sa verve finale, tonique, où il reprenait les slogans des manifestants de Maïdan. Le rideau tombé, la chemise blanche chiffonnée, il salue chaleureusement une poignée de militaires de l’armée ukrainienne. Arielle, au premier rang à chaque apparition de son époux, est contente. « Mon chéri, il y avait plus de monde que lors de la projection d’un Robbe-Grillet à Berlin. » C’est sûr, mais pourquoi s’imposer une telle pression à 65 ans, alors qu’il pourrait se la couler douce au bord d’une piscine de palace ? L’envie d’interférer dans l’Histoire, de s’inscrire dans la postérité. BHL entend reconnaître et aider les hommes providentiels à émerger : « Il y a en chacun un passage possible vers la grandeur. Regardez Izetbegovic en Bosnie : son peuple, ses combattants, ses amis lui ont dit sa propre grandeur et il l’a rejointe. J’ai beaucoup discuté avec Porochenko… On verra. »

Il confesse une « naïveté », une absence de cynisme. Même lorsqu’il fraie avec les présidents de tout bord, Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande avec qui il échange nombre de SMS ? « Nous sommes suffisamment instrumentalisés pour nous permettre de temps en temps d’instrumentaliser. Pour la bonne cause. Je n’essaie pas de me faire aimer. Si c’était le cas, je ne prendrais pas les positions que je prends sur Israël. J’avance sans prudence. » Peu lui importe que cette façon de faire et de faire connaître ses actions lui vaille des railleries incessantes sur son ego. Ses détracteurs lui reprochent son exhortation à intervenir militairement en Libye en 2011 ? Il ne regrette rien. Son prochain combat l’occupe déjà : empêcher la livraison du second Mistral à la Russie. Son œil pétille : « J’ai ma petite idée pour ça. » Il la fera savoir.


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