Qu’on ne vienne pas nous dire qu’il était trop tôt pour déclencher les frappes sur la Serbie, qu’il fallait attendre encore, négocier, prendre le temps de la discussion et du compromis. On a pris le temps, en effet. On a épuisé, pendant des semaines, des mois, des années, les ressources du dialogue. Et c’est en désespoir de cause, après que tout a été fait, vraiment tout, pour, comme le disent Clinton, Blair, Schröder et Chirac, convaincre pacifiquement Milosevic d’arrêter le massacre au Kosovo que l’on s’est résolu à employer la force. Milosevic, c’est le fond de l’affaire, n’est pas un interlocuteur ordinaire. C’est un terroriste. C’est un chef d’État qui, depuis presque dix ans, se comporte comme un maître chanteur. C’est un responsable politique qui, pour être plus précis encore, se conduit comme s’il prenait en otage son propre peuple et s’en servait comme d’un bouclier à l’abri duquel peuvent se tramer les stratégies de pouvoir les plus perverses. Que se passe-t-il dans la tête d’un homme qui sait que, s’il ne signe pas avant dix-huit heures, sa capitale sera bombardée et qui, pourtant, s’obstine ? Bravade, sans doute. Mais aussi calcul. Milosevic a calculé que, les Occidentaux étant ce qu’ils sont, c’est-à-dire, dans son esprit, des lâches, il lui serait profitable de les pousser à l’affrontement. Milosevic, si monstrueux que cela paraisse, a clairement choisi de faire bombarder sa capitale. On peut, bien sûr, en conclure qu’il a, une fois de plus, avec son cynisme coutumier, mené le bal. On devra surtout le tenir pour responsable, sur sa tête, non seulement des centaines de milliers de morts croates, bosniaques, kosovars de la sale guerre qu’il a déclenchée en 1991 et qui dure jusqu’à aujourd’hui, mais aussi, et désormais, de chacun des éventuels morts serbes des bombardements de la nuit de mercredi à jeudi.

Que l’on ne vienne pas nous resservir non plus le vieux refrain – usé depuis la Bosnie – sur les « solutions politiques » qui seraient toujours, et par principe, préférables aux « solutions militaires ». J’étais, dès le premier jour, favorable, en Bosnie, à une intervention militaire. Et chacun, soit dit en passant, s’accorde, avec le recul, sur le fait que cette intervention, si l’on s’y était décidé plus tôt, aurait épargné bien des morts et des désolations à Sarajevo. Dans le cas du Kosovo, cependant, j’y serais, si c’était possible, presque plus favorable encore. Car les Occidentaux, cette fois – et peut-être, justement, parce qu’ils ont tiré les leçons du désastre bosniaque –, ont un projet politique clair. Ce projet vaut ce qu’il vaut. On peut, et c’est mon cas, le trouver discutable. Mais enfin il est là. C’est lui qu’Hubert Védrine, Joschka Fischer, Madeleine Albright ont su imposer aux factions les plus dures du camp kosovar ainsi qu’aux alliés russes de la Serbie. Et c’est lui que les armées de l’Otan sont supposées faire accepter de force au gouvernement de Belgrade. En sorte que c’est l’opposition même des deux « options » qui perd son sens et l’on ne devrait plus pouvoir dire, comme Jean-Pierre Chevènement, Philippe de Villiers, d’autres, qu’il y a, « d’un côté », l’option militaire et, « de l’autre», l’option politique qu’il aurait fallu «privilégier » : l’option militaire, en la circonstance, est une option politique ; la guerre à la Serbie, qu’on le veuille ou non, est la continuation de la politique des dernières semaines ; les Occidentaux, en bombardant des cibles militaires serbes, font encore de la politique, toujours de la politique – ils explorent la dernière issue politique que Slobodan Milosevic, dans son délire meurtrier et, peut-être, suicidaire, a bien voulu laisser ouverte ; ils se décident enfin à traiter politiquement le cas de ce dictateur, fauteur de guerre et de terreur.

L’horreur de la guerre en Europe ? Oui. Bien entendu. Nul ne peut imaginer sans frémir le bruit des sirènes dans Belgrade, l’effroi des populations civiles de Novi Sad ou de Pristina, les morts peut-être, les destructions sûrement. Mais, imagination pour imagination, je ne peux m’empêcher d’imaginer aussi, et aussitôt, les corps suppliciés des Kosovars de Racak, le pas du milicien serbe qui vient, au petit matin, cueillir sa future victime, la dernière pensée de l’adolescent que l’on aligne face au muret avant de lui loger une balle dans la nuque – je ne peux pas ne pas imaginer ce long crime que l’on voit, je le répète, durer depuis presque dix ans, que le peuple serbe, dans son immense majorité, a, par parenthèse, avalisé et que les bombardements alliés devraient non seulement sanctionner, mais arrêter. La guerre n’est jamais jolie. Mais il y a des guerres justes. Il y a des guerres nécessaires. Il y a des paix qui, plus exactement, sont pires que la guerre. C’était le cas de cette paix honteuse qui a déjà coûté à la Bosnie tant de souffrances inutiles et qui précipitait le Kosovo, chaque jour davantage, dans la misère et le cauchemar. Les Occidentaux iront-ils jusqu’au bout de leur juste logique de guerre ? Sauront-ils non seulement faire plier Milosevic, mais le détruire ? Ou seront-ils, au contraire, soudain saisis d’effroi devant les conséquences de leur propre audace ? C’est, ce jeudi matin, la seule question qui vaille.


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