Quand l’enfant paraît, le cercle de la famille littéraire s’agrandit. L’enfant s’appelle Benjamin C. – comme Benjamin Constant, oui, et pour cause : c’est en hommage à l’auteur d’Adolphe que sa mère, Mathilde, l’a prénommé ainsi – et, désormais, il nous sera proche et mystérieux à la manière de ces amis météores qui traversent nos vies. C’est rare, un ami en littérature, puisque aussi bien il ne peut éclore dans un beau livre, espèce en voie de disparition. Eh bien, voilà Benjamin C. voit le jour des bibliothèques dans un beau livre, un roman brillant et foisonnant, un roman miroir de notre époque.
Mais revenons à Benjamin C., né le 17 février 1942, vers deux heures moins dix de l’après-midi, à Paris, dans une famille bourgeoise. Des gens chics, sans doute, mais pas très reluisants, le grand problème de papa, Édouard, étant de voir passer sous son nez un excellent marché, en l’occurrence la fourniture de l’étoffe jaune nécessaire à la fabrication des étoiles de même couleur. Avec le ou plutôt les temps qui passent, la politique deviendra une affaire plus dangereuse. Et à la Libération, Édouard sera condamné à mort puis exécuté, moins pour s’être engagé dans la Waffen SS que pour avoir dénoncé une famille juive à la Kommandantur…
Benjamin souffre-t-il de ces horreurs ? Pas consciemment, enfin pas encore : Édouard parti jouer au nazi sur le front de l’Est, Mathilde est tombée dans les bras de l’oncle Jean, le véritable homme de sa vie d’ailleurs, qui, lui, a le bon goût de flirter avec la Résistance. L’épuration a permis de faire table rase, on a décidé une fois pour toutes qu’Edward avait trouvé une mort héroïque à la guerre. Jean, oncle est devenu beau-père. En apparence, la vie continue donc, lisse et bourgeoise. Mais en apparence seulement : en réalité, Benjamin est piégé par le malheur, par un explosif goût de destruction absolue. Adolescence banale et rêveuse des beaux quartiers, avec des Dinky Toys, Lollobrigida, la crème anti-acné Valderma, un poster de Louison Bobet et des photos de Dawn Addams et de Mylène Demongeot. Benjamin est un brillant sujet qui poursuit d’excellentes études. Avec elles, hélas, il rattrape aussi le malheur, qui est – il le devine et puis bientôt il le sait – son destin. L’infamie pour mémoire et les excès idéologiques pour développer sur puberté politique, Benjamin sera de tous les grands coups tordus de l’histoire contemporaine, de l’aide au FLN aux Brigades rouges, en passant par le maoïsme mondain à l’usine, l’antisionisme fanatique et la haine considérée comme l’un des beaux-arts révolutionnaires.
Gravitent autour de Benjamin quelques personnages louches, quelques femmes, la plupart maléfiques, et une petite juive alsacienne, Marie Rosenfeld, séduite dans les plus somptueux palaces parisiens, abandonnée à plusieurs reprises, humiliée, oubliée, qui réapparaîtra à l’heure fatale pour s’abîmer dans le vide. Et sauver Benjamin, du moins le reconduire jusqu’à lui-même, le confronter avec sa propre contradiction, son désespoir intense au cœur duquel, peut-être – à moins que ce ne soit un éclair de néant –, brille encore une minuscule paillette d’espoir. Benjamin, le fils du SS, Benjamin C. l’antisioniste primaire, finira sa courte vie, presque apaisé, à Jérusalem, « l’œil du cyclone », soucieux de « mourir vite, maintenant. Sans grandiloquence ni cérémonie. Sans toilette funèbre ni un mot de la fin. Mourir comme on rate une marche ».
C’est à Jérusalem, justement, que Benjamin C., peu avant sa mort, recevra le narrateur chargé de reconstituer sa vie. Rencontre qui d’abord l’ennuie : il s’agit « d’un de ces écrivains inoffensifs qui tiennent, paraît-il, le pavé haut […], un “nouveau philosophe”, puisque c’est ainsi qu’on appelle, paraît-il, ce genre d’individus à Paris, qui ne [me] s’emble, à vue de nez, ni très “nouveau”, ni très “philosophe” […] et qui aurait commencé l’un de ses livres par la phrase : “Je suis l’enfant naturel d’un couple diabolique : le fascisme et le stalinisme”… » Par ce retournement ironique, l’auteur transformé d’un coup de plume magique en personnage, BHL entre dans la danse qu’il conduisait depuis quatre cents pages. Et affine le jeu des manipulations, qui est en fait le fond et la structure du livre jusqu’au vertige.
Car la vie de Benjamin C. aussi « héroïque » fût-elle, est en fait le théâtre de trompeuses apparences et de mortelles machinations dont il sera toujours, à la fin de l’envoi, victime. Pour raconter l’itinéraire de cet activiste, qui se révélera fondamentalement « agi », de ce personnage au-dessous de tout soupçon, BHL utilisera – a su utiliser avec virtuosité – plusieurs modes de narration : le journal intime, l’interview, la correspondance, la déposition, et enfin le récit autobiographique, dernière ligne droite qui mène le lecteur à sa rêverie… Éblouissante virtuosité, oui, parce que les personnages importants du texte sont exprimés autant, sinon davantage, par leur comportement littéraire – le journal intime, pour Mathilde ; l’interview, pour oncle Jean ; la correspondance, pour Marie Rosenfeld ; etc. – que pour leurs aveux.
Le Diable en tête est le cinquième livre de Bernard-Henri Lévy – personnage vedette du monde culturel et médiatique français, voire international ; c’est aussi son premier roman. Est-ce à dire qu’il s’agit d’un somptueux accident dans son œuvre et dans sa vie ? Absolument pas. Rarement, au contraire, dans un texte on a senti une telle nécessité. Et d’ailleurs Le Diable en tête est le complément nécessaire à ses précédents ouvrages, La Barbarie à visage humain, Le Testament de Dieu et L’Idéologie française, dont il reprend les principaux thèmes pour les jouer, cette fois, sur les airs délicieux de la nostalgie. Témoin de notre demi-siècle, Benjamin C., créature enfin échappée à l’imaginaire de son créateur, a réussi le plus subtil des paris romanesques : désormais, ce n’est pas le diable que l’on aura en tête, c’est lui.
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