Il faut arrêter la démagogie.
L’arme de la séquestration (d’un cadre supérieur, d’un prof, d’un patron) n’est pas « la dernière arme » dont disposent les offensés pour se faire entendre.
Ce n’est pas l’expression (condamnable certes, mais compréhensible car équivalant, nous dit-on, à un « sursaut de dignité ») du « malaise », voire de la « détresse », d’une population poussée à bout.
Ou si ce l’est, s’il y a des ouvriers qui ont le sentiment, quand ils voient leur usine fermer, se délocaliser ou, simplement, licencier en masse, que c’est leur vie qui n’a plus de sens, la dernière des choses à faire, pour un responsable politique ou syndical, est de les conforter dans ce sentiment et de les encourager à répondre à la violence par cette contre-violence que serait la chasse aux patrons.
Je me souviens comme si c’était hier des grandes séquestrations du début des années 1970.
Je me souviens (c’était hier) de cette époque où les maoïstes français, au nom d’un raisonnement semblable, encourageaient les employés d’Usinor, à Dunkerque, non seulement à « retenir » leurs « chefs », mais à les « mettre à mort » et à les « pendre par les couilles ».
Je me rappelle (j’ai sous les yeux – c’était le no 35, daté du 17 février 1971, de La Cause du peuple) ces textes délirants où l’on rapportait comme un haut fait l’histoire d’un « patron pharaon » qui, saisi d’une petite faim lors d’une séquestration, s’était vu offrir par ses « esclaves » une boîte de Canigou – « un rendu pour un prêté… voilà ce qu’il en coûte de prendre ses ouvriers pour des chiens… »
Ou cette autre histoire encore d’un autre patron séquestré qui demanda l’autorisation d’aller aux toilettes et à qui l’on répondit : « pisse dans ton froc ; tu ne connais pas le slip qui colle aux fesses par la sueur ; au moins tu connaîtras le cul mouillé. »
Si je rappelle ces épisodes c’est pour dire trois choses simples.
1. Il n’y a qu’un pas entre les séquestrations sages d’aujourd’hui, celles dont le patron du MoDem nous assure qu’elles sont « sans gravité » et ne font que refléter le sentiment d’« injustice » et d’« inquiétude » qui prévaut dans le pays, et le passage à la « vraie » violence.
2. Ce pas, ce tout petit pas, ne nous renvoie pas à un âge ancien, lointain, distinct de celui d’aujourd’hui comme l’est l’histoire de la préhistoire (le temps de la Commune… celui des sans-culottes, pendant les journées de la Grande Terreur…) ; il nous ramène à nous, à notre histoire – la même tranche de temps, la même séquence, parfois les mêmes hommes et les mêmes femmes, une culture ouvrière à peine différente, des réflexes inchangés et qui n’ont aucune raison de ne pas produire les mêmes effets.
3. En sorte que les apprentis sorciers qui jouent avec cela, les irresponsables qui, comme Olivier Besancenot, voient dans la séquestration une forme de lutte des classes ou les suivistes qui, comme Martine Aubry, Ségolène Royal ou, donc, François Bayrou réprouvent, assurément, cette atteinte au principe de la libre circulation des personnes mais acceptent d’y voir, qui le fruit d’un « sentiment d’humiliation » irrépressible, qui la réaction de salariés « fragilisés, piétinés, méprisés » n’ayant trouvé que ce moyen pour « forcer le barrage de l’injustice absolue », qui le résultat du « désespoir et de la frustration » au rendez-vous du capitalisme et de la crise, jouent avec le feu d’une mémoire brûlante et qui ne demande qu’à flamber.
Puissent-ils, ces amnésiques, retrouver la leçon de grands intellectuels passés par l’épreuve de ce feu et qui, comme Sartre dans une lettre adressée, précisément, le 15 mai 1972, à La Cause du peuple, décrivirent l’infime, insensible, presque invisible dérapage qui fait que l’on passe de la « justice populaire » au « lynchage ».
Puissent-ils méditer l’aventure d’une génération qui, à la suite d’un certain Pierre Victor, alias Benny Lévy, sut comprendre – juste à temps – l’irrésistible enchaînement qui mène de la « compréhension » pour les formes sauvages de la colère sociale à la célébration, étape par étape, de la délation, de la terreur dans les mots et, un jour, à Munich, du passage à l’acte et au sang.
Nous n’en sommes pas là, naturellement.
Et il serait, non seulement malvenu, mais à nouveau irresponsable, de faire l’amalgame entre, d’une part, un sabotage de ligne de chemin de fer, une tentative de guérilla urbaine à Strasbourg ou une séquestration chez Caterpillar et, d’autre part, le vent de pure folie qui, dans la France d’il y a trente-cinq ans, soufflait sur les esprits.
Mais les principes sont les principes. Et l’histoire des peuples a une grammaire qui ne souffre, elle non plus, guère d’exceptions. Oui à la mise hors la loi des patrons voyous. Oui à tout ce qui peut réintroduire plus de justice dans un capitalisme structurellement immoral et prédateur. Mais que l’on mette un doigt, un seul, dans l’engrenage de ce qu’il faut bien appeler la prise d’otage et le chantage – et l’expérience prouve que l’on glisse, de proche en proche, vers la négation de l’État de droit et vers le pire. C’est ainsi.
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