Images du dernier week-end. Bernard-Henri Lévy à Apostrophes, à cette télévision dont il voudrait que les intellectuels apprennent à se servir moins frileusement dans l’exercice même de leur pensée, explose d’une superbe colère contre la confusion de sens qui fait qu’entre un mort des chambres à gaz d’Auschwitz et une victime des bombardements de Dresde, il n’y aurait aucune différence ! Preuve pour lui de la banalisation des signes, d’une abdication de la pensée, de la disparition de ce qu’on appelait autrefois dans la République le parti intellectuel.
Au même moment, à la tribune du Congrès socialiste de Lille, Max Gallo, celui-là même qui appelait naïvement les intellectuels à se mobiliser au service du pouvoir de la gauche en 1983, s’inquiète de ce que la précipitation de ses camarades dans une synthèse de commodité n’étouffe la réalité de leurs contradictions et que l’occultation volontaire de leur débat intérieur ne le jette dans le vide de la pensée politique. Deux exercices qui, pour être situés à des niveaux différents, s’attaquent au même mal – le mal de cette fin de siècle ? – de l’identification forcenée des pensées et des formes, mal de la phobie apeurée des antagonismes, un mort est un mort, une politique, tout est égal et personne pour apprendre à faire le partage, pour fonder son jugement sur un principe universel, pour se battre et pour le dire.
C’est le portrait de cette absence, la recherche d’une identité perdue, mais aussi le pari d’une sûre retrouvaille qui font précisément l’objet du dernier livre de Bernard-Henri Lévy. Éloge des intellectuels, essai d’habilitation contemporaine d’une entité en mal d’existence, qui prend la forme d’une biographie intellectuelle à demi rêvée de l’auteur lui-même, à mi-chemin de la confession et du manifeste, de la mémoire et de la théorie, et conférant au sujet traité une originalité et une pertinence, une profondeur et une émotion qui n’appartiennent évidemment qu’à ceux qui ont fait les preuves du malaise, ce que Lévy appelle « le sentiment d’irréalité » de l’animal intellectuel français d’aujourd’hui. Ce genre d’individu né à Paris avec Voltaire, sortant du bois pour se mêler dans grands débats de la cité sans autre mandat que celui de sa réputation littéraire acquise en dehors de la politique, Lévy n’est pas le premier à constater que la France ne sait plus qu’en faire ni qu’en penser : « Se taisent-ils, elle les somme de parler. Parlent-ils, elle les somme de se taire. » Il est vrai que de « nouvelles stars » des affaires ou du spectacle, type Tapie ou Coluche, sont à leur place sacrées maître à penser, sollicitées de donner un sens à la vie.
Lévy ne cherche pas à distribuer les responsabilités des uns ou des autres, il remarque que s’il suffit de dire par exemple que Brejnev égale Pinochet pour épuiser la philosophie des droits de l’homme, alors en effet un chanteur suffit, mais il ajoute qu’il y a derrière cette évidence quelque chose de beaucoup plus complexe et important à inventer et à penser que seul l’intellectuel pourrait dire et qu’il ne dit pas, faute de savoir encore qui il est.
Pressé de retrouver les contours de cette identité, Lévy ne s’attarde pas à la description du mal (la confusion des genres) ni à l’étude généalogique de ses causes, ce n’est pas un traité exhaustif de la crise de la culture qu’il écrit, c’est à l’établissement des conditions d’existence de la fonction de clerc qu’il s’exerce, à la recherche du mystérieux transfert qui fait que le même homme, écrivain par nature irresponsable, va ou ne va pas se changer en intellectuel, comptable de son emprise sur le monde. Alors Lévy nous emmène chez Baudelaire, chez Mallarmé, chez Céline, chez Kafka, dans sa propre genèse…
De son expérience de témoin ou d’agent de la décadence du magistère intellectuel, Lévy retient la victoire de la « nouvelle philosophie » qui, ayant réussi le décapage idéologique de l’air marxiste du temps, en oublié pour la suite la notion même de débat entre intellectuels, il en retient aussi l’image de ce qu’il appelle le « Sartron », c’est-à-dire le spectacle de la réconciliation de Sartre et d’Aron transformée malgré eux en nivellement général de la pensée, en interdiction aux intellectuels de rallumer la moindre guerre sous le chantage d’une cohabitation avant la lettre.
Ainsi finit d’abdiquer le clerc, en musique, dont la condition originelle, c’est-à-dire la foi en la raison contemporaine de la philosophie des lumières avait été lourdement frappée d’impuissance devant le mal totalitaire de notre siècle : Lévy le sait d’autant mieux que c’était la thèse de son second livre La Barbarie à visage humain. Mais la faillite de l’intellectuel ne tient pas seulement à l’effondrement objectif des grandes valeurs qu’il soutenait, pas même à la résistance légitime de l’écrivain face aux sergents recruteurs de la politique, cette faillite il faut aller la débusquer dans le secret de ce que BHL appelle « la misère de l’engagement », impitoyable regard sur soi-même de l’écrivain qui, selon les cas, s’engage par mortification, par autopunition, par abjuration, donnant tour à tour naissance au clerc maso, réglo, mégalo, pépère, malin, figures de l’engagement que Lévy dans un des plus beaux chapitres de son livre voit surgir en réponse au « vertige du néant » propre à toute création littéraire.
Comme si le service exclusif et déjà terrible de la littérature ne suffisait pas ! « Je ne connais pas d’autre bombe qu’un livre » répondait Mallarmé à ceux qui le poussaient à agir. Lévy conclut sur la présente crise de l’intelligentsia : « Elle nous aura appris ceci. Qu’avant d’être de droite, de gauche, bien ou mal pensante, avant d’être sociale, socialiste ou asociale, la littérature est d’abord affaire de métaphysique ».
Ce droit personnel, approfondi et restauré de la condition d’écrivain n’empêche pas Lévy de refuser « le désastre que serait un monde sans intellectuels, ainsi privé de ceux prenant le pari de répondre en conscience à l’appel de l’universel » et qui sont la condition même de la parole démocratique, en dépit de leurs monstrueuses erreurs ou de leur propension à aller « au bout de la folie » dont l’auteur revendique sa part (la tentation maoïste) après s’en être expliqué dans sa préface aux Indes rouges, son premier livre récemment réédité : « Délire abouti vaut guérison ».
De son voyage aux enfers d’écrivain et d’intellectuel, BHL revient avec un essai d’anticipation d’une nouvelle figure de clerc, ce qu’il appelle « l’intellectuel du troisième type », dont il ne donne pas la recette sortie d’une boule de cristal, mais qu’il s’efforce de recomposer en fonction des malheurs passés et surtout de « l’exigence de penser » qui lui sera d’abord assignée quoi qu’il arrive. Moins engagé mais engagé autrement, sur la piste des vieilles valeurs d’universalité, cet intellectuel apparaît, dans le rêve de BHL à la façon dont Malraux rêvait un successeur à de Gaulle : le génie d’un tel homme consisterait sans doute à annuler toutes les suppositions qu’on ferait sur lui, pour mieux se faire reconnaître en esprit.
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