Ainsi donc une maigre force internationale vient enfin d’arriver à Dili, capitale martyre du Timor. Il aura fallu, pour cela, que les milices indonésiennes anti-indépendantistes soient allées au bout de leur programme d’épuration ethnique et religieuse. Il aura fallu que deux cent mille hommes, femmes et enfants aient fui vers les montagnes, que des milliers d’autres aient été torturés, assassinés. Il aura fallu des prêtres catholiques décapités, des femmes éventrées – la ville de Dili brûlée comme les cités antiques, Mêlos, Carthage. Il aura fallu, surtout, ce scandale sans précédent d’une force internationale qui était là, sur place, qui prétendait veiller au bon déroulement du référendum d’autodétermination et qui, les exactions à peine engagées, au premier coup de machette ou presque, a fait le choix fou de déserter, abandonner sa mission et livrer donc à eux-mêmes, et à leurs tueurs, tous ceux qui croyaient en sa présence, sa parole, son mandat. Il aura fallu, oui, cette variante inédite dans l’histoire des tueries de cette fin de siècle : une Onu non seulement présente mais responsable puisque c’est elle qui a organisé ce référendum et que jamais, sans elle, sans son parrainage, son encouragement, sa garantie explicite et tenue pour inviolable, les pauvres gens de Timor ne seraient venus aux urnes – ce qui équivalait pour eux à se découvrir, se désigner à la vindicte des chiens de guerre indonésiens et aller donc au-devant d’un terrible supplice.

Il aura fallu que les opinions occidentales, ivres de stupeur, d’humiliation, de colère, découvrent aussi, via la presse, que ce massacre avait été, comme au Rwanda ou au Kosovo, conçu de sang-froid, prémédité – et que MM. Clinton, Eltsine, Chirac, Jospin, Blair le savaient. Il aura fallu que des journalistes d’investigation anglo-saxons révèlent au monde telle réunion secrète tenue, le 21 juin dernier, à Hawaï, entre militaires australiens et américains, où l’on évoqua l’envoi d’une force de quinze mille hommes mais pour conclure aussitôt, devant l’ampleur des intérêts géostratégiques en jeu, à la nécessité de n’en rien faire. Il aura fallu que l’on apprenne, la rage au cœur, que les milices pro-indonésiennes avaient, depuis des mois, au vu et au su de tous, commencé d’accumuler les fusils d’assaut de fabrication anglaise ou australienne mais que, devant l’énormité des enjeux, devant le milliard de tonnes de brut contrôlé par les militaires de Jakarta, devant le chantage de ceux qui plaidaient, comme autrefois Kissinger, qu’il n’était pas « réaliste » d’« offenser » la « plus grande nation musulmane du monde », il fut décidé que l’urgence était d’attendre et de laisser saigner à blanc un petit peuple de huit cent mille âmes qui n’avait, lui, à faire valoir que sa détresse et son dénuement.

Face à ce scandale, face à cet outrage à la conscience universelle, face à ce qu’un Tribunal pénal international qualifiera peut-être un jour de complicité de crime contre l’humanité, face à la mascarade de cette « force de maintien de la paix » qui arrive comme les carabiniers, ou comme les fossoyeurs, alors qu’il ne reste plus qu’à compter les victimes, à chercher les charniers sous la cendre ou même – suprême et abjecte dérision ! – à escorter les derniers soldats indonésiens qui se replient en bon ordre, leurs camions bourrés des fruits de leurs pillages et qui risqueraient, sait-on jamais, d’être l’objet de « représailles aveugles » de la part des survivants, on songe, encore, à la Somalie, au Rwanda, à Srebrenica, à la Sierra Leone, ces autres théâtres de la honte onusienne. On songe à la lente décomposition, jadis, de la SDN, cette autre bureaucratie absurde, cet autre caravansérail de nations impotentes, humiliées, paralysées par des règles de fonctionnement non moins insensées que celles de notre Onu et qui, de reculade en renoncement, cédant sur la Mandchourie, puis sur l’agression italienne contre l’Éthiopie, puis sur tout le reste, finirent par sombrer dans le déshonneur et par achever de précipiter le monde dans le chaos. Et face à tout cela, face à cette lente mais sûre SDNisation de l’Onu, face à cette Onu qui n’est plus capable de veiller que sur des spectres ou d’intervenir mais, comme l’oiseau de Minerve, à la nuit tombée, face à cette Onu définitivement grotesque, sans crédits ni crédit, sans parole ni honneur, face à cette assemblée de pantins devenus les fondés de pouvoir ou les otages d’États qui, l’un pour sauver son Tibet, l’autre par souci de son Daguestan, le troisième parce que l’Indonésie est le gendarme des marchés financiers d’Asie et que les marchés, c’est sacré, sont prêts à toutes les forfaitures, face à la bouffonnerie, en un mot, d’un « Parlement des nations » qui n’est plus en mesure de faire ce pour quoi il est fait, à savoir s’interposer, dans les situations d’extrême urgence, entre les bourreaux et les victimes, il faut se résoudre à l’évidence : l’Onu a fait son temps ; le temps de l’Onu est révolu ; il faut en finir avec cette farce macabre qu’est devenue l’Onu ; il faut, pour les temps où nous entrons, imaginer et construire une autre « organisation des Nations unies ».


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