Deux images, ce mercredi matin, se bousculent dans les esprits. L’image des neiges immaculées de Sotchi que dévalent des skieurs émérites sous les applaudissements du monde.
Celle de la neige ensanglantée des barricades du Maidan, la Place de l’Indépendance, à Kiev, depuis que, dans l’indifférence universelle, les unités spéciales du pouvoir ukrainien y ont, avec l’aval de Poutine, reçu l’ordre de donner l’assaut.
On a beau avoir l’habitude. On a beau avoir à l’esprit le lâchage des 130 000 Syriens assassinés par la folie meurtrière d’un Bachar Al-Assad parrainé par le même Vladimir Poutine ; celui des innombrables Tchétchènes « butés jusque dans les chiottes » selon l’élégante formule du même maître de toutes les Russies et de ses Marches ; on a beau savoir, depuis le temps, c’est-à-dire depuis l’Espagne républicaine abandonnée, l’Europe centrale sacrifiée ou le « bien entendu nous ne ferons rien » face à l’Etat de guerre dans la Pologne du début des années 1980, que la démocratie, par principe, ne défend jamais ses valeurs.
Il y a dans cette coïncidences des images, dans cette concordance presque parfaite des deux cérémonies, celle de la fête olympique qui bat son plein et celle des funérailles du rêve européen par un des peuples qui y croyaient encore, quelque chose qui heurte l’intelligence et brise le cœur.
Question aux responsables de cette Europe dont on foule, en ce moment même, aux pieds les emblèmes et les drapeaux – madame Ashton, messieurs Barroso, Schultz, consorts : leur place n’est-elle pas là-bas, à Kiev, sur ce Maidan en feu que ses occupants ont, depuis longtemps, rebaptisée Place de l’Europe ? Suggestion à Messieurs Hollande et Obama, membres permanents du Conseil de sécurité dont on a appris, hier soir, de la bouche du ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg, que la question ukrainienne fut, la semaine dernière, au menu de leurs discussions de Washington : ces morts au cœur de l’Europe, ces centaines de blessés pourchassés par des forces spéciales dont les observateurs, sur le terrain, savent qu’elles iront jusqu’au bout, ce mur de flammes qui, à l’heure où j’écris ces lignes, coupe en deux cette Place magnifique et pacifiquement occupée par un peuple dont la seule faute est d’afficher son amour de la patrie de Jean Monnet, Edmund Husserl et Vaclav Havel, tout cela ne mérite-t-il pas une convocation urgente du dit Conseil ? cette provocation, ce défi, ce crime à froid et sûr de soi, ne valent-ils pas ne serait-ce qu’une mise en demeure du régime et de son parrain ?
Et supplique, enfin, aux comités olympiques des nations présentes à Sotchi et qui continuent, comme si de rien n’était, sourds et aveugles à la tragédie qui se déroule à quelques centaines de kilomètres du théâtre de leurs exploits, de communier dans un idéal olympique dont c’est l’assassin qui, cette année, a la charge et la flamme : ne sentent-ils pas comme leurs médailles ont, cette fois, un goût de sang ? n’ont-ils pas une pensée pour l’autre neige, la sanglante, celle qui, à n’en pas douter, occupe, en revanche, toutes les pensées de leur hôte ? et ne voient-ils pas, je ne dis même pas l’obscénité, mais l’absurdité qu’il y aurait à feindre, jusqu’à la dernière minute du dernier jour de ces olympiades gâchées, de considérer qu’il y aurait deux Vladimir Poutine : celui, terrible, qui a, mardi dans l’après-midi, donné à son valet Ianoukovitch permis de tuer – et celui, paradant dans les tribunes, qui, dans le même temps, s’emploie à les recevoir avec la munificence due à ceux que l’on appelait jadis les dieux du stade ?
Les Jeux s’achèvent dans quelques jours. Il reste peu, très peu, de temps pour cesser de se prêter à ce qui, plus que jamais, ressemble à une lugubre mascarade. Il reste peu, très peu d’heures, pour sauver au moins l’honneur et ne pas rentrer au pays auréolé d’une gloire qui aura le parfum de la compromission et du remords.
Faisons, en quittant Sotchi ou en boycottant, à tout le moins, la cérémonie de clôture que les XXIIe jeux olympiques d’hiver ne restent pas, dans l’Histoire, comme les jeux de la honte et de la défaite de l’Europe.
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