Dans ce qui est devenu une nouvelle « affaire Handke », dans la situation créée par la présence de l’écrivain aux obsèques de Milosevic, puis dans la discussion née de la décision prise par le directeur de la Comédie-Française de déprogrammer, à cause de cela, la mise en scène d’une de ses pièces, il semble que nous n’ayons le choix qu’entre deux attitudes presque également intenables.

D’un coté les amis de Peter Handke qui nous font le coup du Contre Sainte-Beuve (l’homme et l’œuvre ; les deux moi ; le salaud dans la vie et le génie dans les livres ; le cas Céline ; le précédent Heidegger ; n’est- il pas constant que les grands écrivains soient, aussi, des crapules ? devons-nous les censurer sous prétexte d’incorrection politique ou même éthique ?) mais dont on sent bien qu’ils n’ont, souvent, qu’un souci : qu’il soit dit et entendu, enfin, qu’il ne s’est rien passé à Srebrenica, rien à Sarajevo – rien, aucun de ces forfaits hors normes ou de ces crimes contre l’humanité dont on leur rebat les oreilles depuis quinze ans car la conscience universelle refuse, après Nuremberg, de les tenir pour des détails.

De l’autre les partisans du directeur de la Comédie-Française, Marcel Bozonnet, dont les arguments ne manquent ni de sincérité ni de force (outrage aux survivants ; insulte aux victimes dont les corps ne sont, parfois, pas encore exhumés des charniers ; qui, du reste, parle de censure ? Handke n’a-t-il pas des éditeurs ? des théâtres qui le jouent dans le monde entier ? n’ai-je pas le droit, moi, Bozonnet, de travailler avec qui bon me semble ? n’ai-je pas, comme tout un chacun, le droit de serrer ou de ne pas serrer la main d’un révisionniste fanatique ?) mais dont on voit bien, là aussi, que l’attitude pose, sur le terrain même des principes, autant de problèmes qu’elle en résout : où, d’abord, le seuil de l’intolérable ? qui en décide ? selon quel critère ? à partir de quel degré d’infamie devient-il impossible de « serrer la main » d’un écrivain ? Handke lui-même, d’ailleurs, était-il plus fréquentable il y a un an, ou deux, ou dix, quand il allait, sac au dos, au lendemain de Srebrenica, demander « justice pour le peuple serbe » et qu’à quelques notables exceptions près (Louise Lambrichs, dans Le Cas Handke puis dans Nous ne verrons jamais Vukovar) nul ne trouvait à y redire ? et, surtout, surtout, comment empêcher le type d’effet pervers dont le premier kantien venu saura qu’il est toujours, nécessairement, le corrélat d’une maxime mal formée – que se passera-t-il si, demain, forts de ce précédent, un éditeur, ou un libraire, ou une association de libraires, viennent expliquer qu’eux non plus ne supportent pas de cohabiter avec Handke, ou avec un autre Handke, n’importe lequel, infâme pour d’autres raisons, dont ils décideraient, du coup, de mettre les livres à l’index ?

Alors, le moins que l’on puisse dire est que je ne suis suspect de sympathie ni pour Milosevic ni pour Peter Handke.

Et, en ce qui concerne celui-ci, en ce qui concerne l’auteur d’Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina (1996) ou de Autour du grand tribunal qui était une sorte de chronique, déjà nauséabonde, des débuts du procès de Milosevic (2003), j’insiste sur le fait que je n’ai pas attendu sa présence aux obsèques du dictateur pour m’aviser de ce qui me séparait de lui – et que je n’aurais pas attendu donc, à la place de Bozonnet, cet « acte décisif » que fut le voyage à Pozarevac pour savoir qu’il n’avait pas sa place dans mon théâtre.

N’empêche.

Maintenant que le mal est fait, je pense que c’est un plus grand mal encore d’essayer de le défaire ainsi.

Une institution de l’importance de la Comédie-Française ayant jugé qu’elle pouvait, sans dommage pour les victimes, inscrire à son répertoire le nom d’un poète qui, depuis treize ans, dit et répète qu’il se lave les mains de la chair et du sang des Bosniaques suppliciés, je crois qu’elle ne peut se dédire qu’en ajoutant l’inconséquence à la faute et une seconde faute à la première.

La question, autrement dit, n’est pas de choisir entre deux principes.

Elle n’est pas, pour reprendre le mot de Gide rencontrant le premier des dreyfusards, Bernard Lazare, et découvrant avec effroi qu’il mettait « quelque chose au-dessus de la littérature », de se demander ce qu’il faut placer plus haut de l’hommage dû aux victimes ou du respect aux écrivains.

Il ne fallait pas programmer Handke, voilà le vrai. Il fallait s’apercevoir plus tôt que l’on n’avait pas envie de travailler avec un homme qui pense que « la souffrance des Serbes est plus grande que celle des Juifs durant l’ère nazie ». Il fallait lire, dans la Suddeutsche Zeitung, la terrible interview de Mai 1999 où Milosevic apparaissait comme une « victime de l’Histoire ». Et il fallait en conclure, en effet, que le révisionnisme et le fascisme c’est comme la tolérance selon, non plus Gide, mais Claudel : il y a des maisons pour cela – c’est- à-dire, en clair, d’autres théâtres. Mais, une fois l’erreur faite et le thuriféraire du fascisme serbe programmé dans la maison de Molière, il ne fallait pas prendre le risque d’une déprogrammation qui, quoi qu’on en dise, équivaut à une censure et ne peut que donner des ailes à ces autres fascistes que sont, en littérature, les coupeurs de tête.


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