L’événement de ce premier tour[1], chacun le sait désormais, ce sont les 15 % de Français qui ont voté Front national. Et voici les états-majors, à droite mais aussi à gauche, qui réaniment le vieux débat, serpent de mer de toutes les élections depuis dix ans : que faire de ce vote ? comment le traiter ? y a-t-il lieu de le récupérer ? comment, sans compromission trop visible, ramener ces électeurs égarés dans le giron d’une nécessaire majorité ?
Les uns – il est vrai, de plus en plus rares – rêvent d’un accord en bonne et due forme avec un Le Pen assagi, banalisé par les années ou par les urnes, et dont on ne pourrait indéfiniment ignorer la place dans le paysage politique français.
Les autres – en fait, la plupart – nous resservent la bonne vieille distinction entre les « mauvaises réponses » apportées par son Parti et les « bonnes questions » posées par lui ou, en tout cas, par ses électeurs ; ils nous disent : il y a le méchant appareil avec lequel ne saurait se nouer le moindre compromis, mais il y a les bons citoyens, déboussolés par la misère, l’insécurité, l’immigration, et auxquels il faudrait, eux, tendre fraternellement la main.
Eh bien, au risque de choquer, je crois que ceci vaut cela et que la démocratie n’a rien à gagner, de quelque manière qu’on l’orchestre, à l’obscénité de cette pêche aux voix. Et ce, pour des raisons de fond, très simples, que l’on regrette de devoir, à dix jours du second tour, rappeler à la classe politique.
1. Les gens qui votent Front national ne le font pas à l’aveugle, dans l’innocence de leur démarche. Ce sont – toutes les enquêtes l’indiquent – des électeurs avertis, pétris d’idéologie, incollables sur le « coût » supposé d’un immigré ou les chiffres d’une délinquance revue et corrigée par les officines de l’extrême droite.
2. Ce vote n’est pas un vote épidermique, flottant, voire volatil, qui ne demanderait qu’à se retourner ou se porter sur d’autres. C’est un vote organisé. Structuré. C’est un vote qui tend à se figer, voire à s’enraciner dans le pays. C’est même, avec le vote PC, l’un des derniers votes véritablement militants avec tout ce que le mot suppose d’adhésion, de conviction, de passion, de religion.
3. Ce vote n’est pas un vote « protestataire », classiquement « tribunicien », dont seul un « noyau dur » serait constitué de xénophobes avérés. C’est un vote résolu, au contraire. Parfaitement radicalisé. Et « noyau dur » pour « noyau dur », c’est peut-être lui le « noyau dur » d’une France national-populiste, aux frontières beaucoup plus larges, dont on retrouve des représentants partout et dont un récent sondage nous apprenait qu’elle rassemble ces deux tiers de Français avouant une sensibilité peu ou prou raciste…
4. C’est un vote extrémiste ou, si l’on préfère, néofasciste – avec les ambiguïtés qu’a toujours eues, c’est vrai, le vote fasciste en France. Un vote divers ? Sans doute. Composé de bric et de broc ? Sûrement. Un parti « mille-feuille », constitué de strates distinctes, hétérogènes les unes aux autres, où les nostalgiques de l’Algérie française voisinent avec des antisémites notoires, des républicains convaincus, des ouvriers déclassés ou des intégristes catholiques ? Peut-être. Mais prenons-y garde. Le métissage n’est pas plus flagrant qu’il ne le fut dans les autres fascismes à la française, à commencer par le pétainisme. En sorte que l’on a le choix : ou bien l’on soutient que Vichy, par exemple, n’était pas fasciste au motif qu’il rassemblait des gens de droite et de gauche, des humbles et des bourgeois, des socialistes en rupture de ban et des communistes au désespoir, des disciples de Mounier et des émules de Drieu La Rochelle ; ou bien l’on se rappelle que c’est précisément, et toujours, le propre du fascisme de brasser ainsi les contraires, de les fusionner dans une synthèse nouvelle – et alors il faut bien admettre que le Parti de Monsieur Le Pen mérite l’étiquette au moins autant que celui, mettons, de Jacques Doriot.
5. Il faut en finir avec l’étrange hypocrisie qui veut distinguer, comme on le fait sans cesse, entre le « mauvais Parti » et les « bons électeurs dévoyés ». Il faut cesser de croire – ou de faire semblant de croire – que les 15 % de lepénistes seraient des âmes perdues qui, pour peu que l’on se mette à leur écoute, ne demanderaient qu’à revenir dans le droit chemin démocratique. Et un candidat à la Présidence de la République devrait avoir le courage de dire : « votez pour moi si vous le voulez ; je n’ai ni le droit de vous en empêcher ni, surtout, le pouvoir de faire le tri entre les voix ; mais vous n’aurez, en échange, aucune concession politique, aucun geste de gratitude – vous n’aurez pas l’ombre d’une réponse à des questions dont je maintiens que ce sont des questions infâmes ».
Messieurs Chirac et Jospin auraient-ils suggéré, en 1932, en Allemagne, que les questions posées par les militants nazis étaient de « bonnes questions » ?
Se seraient-ils risqués à soutenir qu’il fallait « entendre le message » de détresse de ceux qui promettaient à la mort des millions de Juifs, de Tziganes, de démocrates ?
Auraient-ils, à la même époque, et en France même, tenté de récupérer, moyennant de subtils infléchissements de vocabulaire, donc de doctrine, les millions d’électeurs que la crise et le malheur, poussaient à se débarrasser, là aussi, de citoyens de trop fraîche date ?
Eh bien, toutes proportions gardées, c’est dans une situation analogue que nous nous retrouvons. Et, face à ce vote néofasciste, dans ce climat délétère qu’alimentent, au-delà même du lepénisme, quelques démagogues de bocage ou de plume, face à des gens dont l’essentiel du programme consiste à se demander – car c’est bien de cela qu’il s’agit, à la fin – comment, par quels moyens politiques, administratifs et même techniques, il sera possible d’expulser 1000 étrangers par jour pendant dix ans, le courage politique consisterait à dire : « il n’y a pas de réponse à la question que vous avez posée ».
D’ailleurs soyons sérieux. Et tâchons de l’être, au moins, autant que ces quatre millions et demi d’hommes et de femmes qui nous signifient qu’ils ont rompu, à leur tour, avec la France de Voltaire, Zola et de Gaulle.
D’aucuns se sont déjà essayés à répondre à la question. C’est Charles Pasqua, bien sûr, avec ses lois. Mais ce fut aussi, hélas, Madame Cresson et ses projets de charters. Je ne sache pas qu’ils aient retiré une voix à Jean-Marie Le Pen.
D’autres ont même anticipé la situation en posant la question avant que le Front national ne soit la force politique qu’il est devenu. C’est, entre autres, Robert Hue, oui le même Monsieur Hue, ce communiste à visage humain, ce sympathique rénovateur, dont tout le monde a l’air d’oublier qu’il déclencha, à coups de bulldozer, la première manifestation spectaculaire de xénophobie institutionnelle. Non seulement il n’enraya rien, mais il légitima le processus ; et peut-être donna-t-il le signal de l’hémorragie qui allait mener tant d’électeurs du PC à grossir les rangs du FN.
D’autres encore ont tenté de mettre un coin entre les électeurs du Front et leur Parti. Ils ont multiplié les manœuvres, ou les petites phrases nauséabondes, dont le but était de ramener au bercail les brebis égarées. Nulle brebis ne revint.
Et, loin de jeter le discrédit sur les leaders, on justifia leurs thèses et souda les rangs de leurs partisans – prompts à constater que l’original, à tout prendre, valait mieux que la copie.
C’est affaire d’efficacité autant que de principes. Je ne nie évidemment pas qu’il faille lutter contre le sentiment d’abandon, ou d’insécurité, dont ce type d’extrémisme est souvent le symptôme. Je n’oublie pas – encore moins ! – qu’il reste à penser cette détresse française où croît, fait unique en Europe, un néofascisme sans complexe, et fauteur de troubles civils. Mais je dis que le premier acte de lucidité, c’est-à-dire de résistance, de la part de ceux qui aspirent à nous gouverner serait de reconnaître que, de nouveau, comme en d’autres temps de notre Histoire, s’affrontent, sous nos yeux, deux France – et que cet affrontement est intraitable.
Objectera-t-on qu’il est trop tard ? que le temps du cordon sanitaire est passé ? et dira-t-on que l’on ne peut plus exclure ainsi, du jeu politique 15 % de l’électorat ?
Voire.
Car c’est bien ce que l’on fit au moment, par exemple, du boulangisme, ou de l’affaire Dreyfus.
C’est également ce qui se passa à l’époque où l’Action française tenait, au propre et au figuré, le haut du pavé politique, sans que les démocrates se sentent tenus pour autant de faire à ses thèmes et ses hommes leur place dans la Cité.
Plus tard encore, lorsque la haine de la démocratie prit le visage du stalinisme et qu’il eut derrière lui, ce stalinisme, une légion (ses militants), un empire (l’Union soviétique), une arme absolue (la possibilité, à travers ses syndicats, de paralyser le pays), les démocrates ne relevèrent-ils pas le défi – terrible – qui consistait à isoler la contre-société totalitaire quitte à la laisser en proie à ses ivresses, ses délires, ses ferments de décomposition ?
Les situations ne sont pas comparables. Mais je dis qu’une République autrement plus faible que la nôtre, plongée dans un monde autrement plus dangereux, dotée d’institutions plus fragiles et plus contestées, sut, sans se renier, tenir à l’écart de ses systèmes de pouvoir un parti dont on estimait, à tort ou à raison, qu’il en refusait les principes fondamentaux.
Les temps auraient-ils à ce point changé ? L’esprit de la démocratie serait-il à ce point vacillant qu’il se sente tenu de composer avec ses adversaires ? Je n’ose le croire. Et c’est pourquoi, à la veille du second tour de cette élection présidentielle, je m’adresse aux deux candidats restés en lice – et qui auront, dans quelques jours, l’occasion de débattre enfin, sur le fond, et face à face, des valeurs qui les animent.
Ce débat, je le souhaite aussi vif, aussi peu consensuel, que possible.
J’espère qu’il sera l’occasion de l’un de ces affrontements sans concession qui sont l’âme de la démocratie.
Mais je voudrais qu’il y soit ménagé une plage, oh ! quelques minutes à peine, où les deux protagonistes accepteraient de réaffirmer ensemble, et de la façon la plus solennelle :
1. leur refus, cela va de soi, du moindre accord national avec l’appareil du FN ;
2. le refus de tout accommodement, au moment des municipales de juin, avec les caciques locaux du lepénisme ;
3. l’engagement de ne pas toucher, une fois élu, à la loi électorale et de ne pas rétablir, notamment, à quelque dose que ce soit, un système de scrutin proportionnel qui ramènerait, au Parlement, les héritiers de Drumont, Vallat ou Poujade ;
4. leur commune répugnance – comme Mendès France récusant d’avance, en 1954, les voix communistes au Parlement – à solliciter les suffrages de Français dont rien n’indique qu’ils ne partagent pas la haine, et l’inclination barbare, de leurs ténors.
Je sais bien que ces principes, Messieurs Chirac et Jospin ont eu maintes fois, dans le passé, l’occasion de les formuler. Mais je sais aussi que la proximité de l’échéance peut induire en tentation. J’entends les mauvais bergers qui battent, par- tout, le rappel des ouailles égarées. Et je dis que c’est à cette heure que doit se renouer, fût-ce dans une joute sans merci, le pacte républicain : pas de place, sur l’agora, pour les ennemis de l’idéal citoyen.
[1] Il s’agit du premier tour de l’élection présidentielle de 1995. Je m’avise, en relisant ces lignes aujourd’hui et en relisant, au même moment, la série de chroniques que je consacrerai, sept ans plus tard, au premier tour de la présidentielle de 2002 et que je rassemblerai dans Jours de colère, Questions de principe VIII – je m’avise, donc, que la situation, en sept ans, ne devait pas beaucoup changer. Même menace. Mêmes pièges. Mêmes arguments et même problématique. Le fameux « tremblement de terre » du 21 avril 2002 est en cette année 1995, déjà là, tout entier là – même si nous sommes moins nombreux, alors, à en percevoir les toutes premières secousses. – Note de l’auteur, en mars 2004.
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