Qu’il séduise ou qu’il agace, Bernard-Henri Lévy ne laisse pas indifférent. Qu’on les loue ou qu’on les critique, ses livres, souvent, font date. Pas tous. Certes. BHL a parfois cédé à certaines facilités médiatiques. Mais La Barbarie à visage humain (1977), L’Idéologie française (1981), Les Aventures de la liberté (1991), Le Jugement dernier (1992) ont compté. Comme devrait compter son nouvel essai, La Pureté dangereuse. L’auteur part d’un constat : entre le drame algérien, les horreurs de Kigali, l’insupportable tragédie bosniaque et les convulsions qui agitent la Russie postcommuniste, il trouve un point commun, un « fil rouge », qui caractérise l’intégrisme : la « pureté » – originelle, rédemptrice, biologique, linguistique, politique – que revendiquent, y compris par les armes, un nombre croissant d’ayatollahs, de doctrinaires et de prophètes aux filiations indistinctes. Attention ! la pureté est « dangereuse », lance Bernard-Henri Lévy. Comme on lance un SOS.

BERNARD LECOMTE : Votre livre dénonce l’intégrisme. La démarche en est souvent intéressante, mais, disons-le, certains passages sont irritants, et la conclusion, à mon sens, est insupportable. D’abord, pourquoi ce parallèle entre pureté et intégrisme ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Ce n’est pas un parallèle. C’est le sens même du mot. Dans « intégrisme », il y a « intégrité ». Donc, qu’on le veuille ou non, « pureté ». La volonté de pureté, voilà la matrice de l’intégrisme. Mettez, dans n’importe quelle société, la pureté comme principe de commandement – de Saint-Just à Khomeyni, de Savonarole au FIS algérien – et vous aurez inévitablement l’intégrisme et son cortège de meurtres.

Quand on pense « intégrisme », on pense d’abord « musulman »…

C’est une erreur ! Milosevic, à cause de la « purification ethnique », est un intégriste. Jirinovski, quand il prétend « purifier » la Russie de ses corps étrangers, en est un aussi. Les Hutu, quand ils liquident un million de Tutsi afin de restaurer la pseudo-pureté de leur ethnie, le sont également. L’intégrisme est une catégorie générale, un fil rouge qui traverse l’époque et fournit une assez bonne clef pour la comprendre.

Votre diagnostic de l’après-communisme est sévère à cet égard. Peut-on dire sérieusement qu’à l’Est « une barbarie a succédé à une autre barbarie » ?

Vous vous souvenez de ce qui se disait au lendemain de la chute du mur de Berlin ? La démocratie avait triomphé ; elle avait vaincu le dernier et le plus redoutable de ses ennemis. L’Histoire était finie, assuraient certains théoriciens. Or, en fait de « fin de l’Histoire », on a plutôt le sentiment d’un siècle en crue, débordant de toutes parts, charriant toutes sortes de monstres, de déchets, d’horreurs. Plus essentiel encore : ces monstres, ces horreurs sont non pas des « vieux démons » que le communisme aurait congelés et qui remonteraient à la surface, mais des phénomènes nouveaux.

La différence ?

Elle est énorme. Supposons que ces populismes, nationalismes, antisémitismes, etc., soient des « vieux démons ». Dans ce cas, pas de problème, ce serait comme des mirages, des ombres que le temps dissiperait. Mon hypothèse est plus sombre : ces nouvelles barbaries ne sont pas des revenants ; ce sont des monstres inédits, des produits de synthèse. Un peu, toutes proportions gardées, comme la synthèse national-socialiste dans l’Allemagne des années 20.

Vous dites aussi : le communisme ne revient pas, puisqu’il n’est jamais parti…

La formulation vous semble peut-être un peu provocante. Mais admettez que l’ingénuité de l’époque passe, là aussi, les bornes. L’Europe a mis cinquante ans à se débarrasser – et encore ! – de douze ans de nazisme. Comment veut-on qu’elle liquide en quelque mois soixante-dix ans de communisme ? Le communisme, d’ailleurs, ce n’était pas seulement une dictature, un régime policier, etc. ; c’était aussi une civilisation, des passions, des fascinations – le « juvénisme », le vitalisme, par exemple, la fascination, encore, pour la pureté… Ces passions n’ont pas disparu comme par enchantement. Elles sont toujours là. Même si elles se recyclent, notamment dans les formes modernes de l’intégrisme.

Vous dénoncez l’apathie de nos sociétés occidentales face à cette menace, le consensus qui les mine, l’Opinion uniforme qui a remplacé « les » opinions…

La démocratie est en train de crever, c’est vrai, d’une overdose de consensus. Les hommes politiques, presque sans exception, font l’apologie de la « France unie », du « rassemblement », etc. C’est une erreur terrible. C’est ainsi que les démocraties finissent. Nous sommes déjà dans un régime mutant, qui n’est plus tout à fait la démocratie.

Un régime, ajoutez-vous, qui ne promet plus rien…

C’est une autre nouveauté de l’époque et l’une des sources de son désarroi ; pour la première fois, dans l’histoire des hommes, voici un temps qui n’est plus vécu comme porteur d’une promesse, d’une espérance.

La vie, l’amour, le bonheur, cela ne suffit donc pas ?

Peut-être pas. Aucune société ne peut supporter d’être totalement athée. Aucune ne peut vivre sans l’ombre – même profane – d’une espérance.

Vous dites encore : « Nos sociétés peuvent connaître, comme celles de l’Est, un effondrement brutal. »

Je dis surtout qu’il faut méditer la leçon que nous donne la mort du communisme. Vous aviez là des régimes de béton. Soljenitsyne disait « de granite ». Rien n’indiquait qu’ils puissent mourir ainsi, comme s’ils tombaient en poussière. Qui dit que nos sociétés sont à l’abri d’un phénomène de décomposition du même genre ?

Le danger immédiat qui pèse sur nos sociétés, dites-vous, c’est le populisme.

Tout ce qui sacralise l’expression du peuple est dangereux. La démagogie, voilà l’ennemi.

Vous dénoncez, au passage, les « petits juges », qui en font peut-être un peu trop dans l’ordre de la pureté.

Petits ou pas, il y a chez les juges, en ce moment, un côté « vertueur » qui ne sent pas bon. Oui, bien entendu, à la lutte contre la corruption. Non à ce climat délétère qui pèse sur la démocratie.

Vous dénoncez aussi ceux qui confondent démocratie et football.

Disons qu’il y a des hommes pour croire qu’on gère un Etat comme un club de foot ou une chaîne de télé. Pourquoi ? Peut-être parce que ce sont deux bons modèles de ce « peuple fusionnel » qui est le rêve du populisme. Berlusconi et Tapie sont des populistes. Et ce populisme-là, c’est la version soft de la grande maladie de l’époque qu’est l’intégrisme.

Admettons que le populisme soit une variante de l’intégrisme. Mais où commence-t-il ? Bill Clinton, Jacques Chirac, tous les hommes politiques modernes ne sont-ils pas, peu ou prou, populistes ?

Heureusement, non. Ma thèse est que le populisme est la tentation de l’époque. Mais il n’a pas encore triomphé !

Mais le suffrage universel lui-même, pilier de la démocratie, n’est-il pas la première cause du populisme ?

Qu’est-ce que le populisme ? C’est, au fond, le refus de la médiation. Or le suffrage universel, dans sa définition canonique, suppose, au contraire, toute une foule de discours, de corps intermédiaires, de partis politiques, de journaux, d’institutions, bref, de médiations…

Dans la démocratie de demain, trouvera-t-on suffisamment de « médiations » pour empêcher un extrémiste d’être élu avec 51% des voix ? Qu’en sera-t-il, alors, de la démocratie ?

C’est toute la question. Nous sommes, déjà, en Europe occidentale, au bord de ce genre de situation.

Vous dites : le temps est aux révisions de l’Histoire. Était-ce mieux avant, lorsque le fondement du régime totalitaire était justement la falsification du passé ?

Ce n’était pas mieux avant. Mais c’est presque pis aujourd’hui. Car ce sont les démocraties elles-mêmes qui se mettent à pratiquer ce « faurissonisme » généralisé. Je prends, dans le livre, l’exemple du « multiculturalisme » américain et de sa « political correctness ». Savez-vous qu’il y a de brillants professeurs pour expliquer sur les campus que Platon était black ? Qu’Aristote a volé sa philosophie dans les ruines de la bibliothèque d’Alexandrie ? Que les Indiens Algonquins sont les vrais inventeurs de la Constitution américaine ?

Venons-en à vos conclusions. Vous affirmez : « La démocratie, c’est l’athéisme. » Mais il y a belle lurette que les religions, en France, ont intégré à la fois le suffrage universel, la démocratie, les droits de l’homme et la république !

On ne parle pas de la même chose. Quand je dis : « La démocratie, c’est l’athéisme », je veux dire qu’elle est le seul régime qui renonce à se poser la question d’une légitimité transcendante. Tous les autres régimes, dans l’Histoire, supposent un Dieu tutélaire, ou une Loi gravée dans le marbre, ou une Idée platonicienne, à quoi devraient se conformer les Républiques concrètes. C’est vrai, notamment, des intégrismes, qui postulent, inscrit quelque part, un modèle de bonne communauté ; tout le problème est de retrouver ce modèle, puis de s’y conformer et de le copier. Eh bien, le régime démocratique est celui qui fiche en l’air toute cette problématique et qui se résigne au fait de n’avoir, à la lettre, pas de fondement !

C’est ce que vous appelez l’athéisme ?

Exactement. Mais en ajoutant – et c’est toute la complexité des régimes démocratiques – qu’il n’y a pas non plus de démocratie hors de la tradition judéo-chrétienne. Prenez l’idée de péché originel. L’intégriste, qui veut une communauté parfaite, débarrassée de tout ce qui la corrompt, ne peut que nier ce vieux dogme biblique. Un démocrate conséquent ne peut, lui, que faire l’inverse : c’est parce qu’il y a du péché à l’origine de l’Histoire que les sociétés sont vouées à une éternelle imperfection.

Vous dites que le démocrate, aujourd’hui, doit « faire son deuil de la vérité ». N’est-ce pas oublier que la vérité était au cœur de la démarche démocratique à l’Est ? Je pense à Vaclav Havel, qui, à peine élu président, reprend la devise de la République tchèque : « La Vérité vaincra ».

Il y a vérité et vérité. Qu’est-ce qui donne aux totalitaires, et aux intégristes, une telle assurance ? C’est l’idée, justement, qu’il y a une vérité, qu’ils en sont les dépositaires et que, une fois qu’ils l’auront instaurée, nul ne pourra plus s’y soustraire. C’est ce que Hannah Arendt appelle la « dictature peut-être la pire de toutes ». Quand Havel parle de vérité, ce n’est pas de cette vérité unique, intangible, dogmatique. C’est d’une vérité précaire, au contraire, incertaine, fragile – que l’on n’est jamais sûr d’avoir atteinte. Cette vérité-là est, bien entendu, le corps et l’âme de l’idéal démocratique.

Le doute comme principe de philosophie politique ne conduit-il pas à confondre, un jour, Faurisson et Lanzmann, le révisionnisme et le sens du sacré ?

Je vous en prie…

La question se pose.

Disons alors, s’il faut mettre les points sur les iota, que la grande différence entre un démocrate et un révisionniste, c’est que le premier, même s’il la sait inatteignable, continue de désirer la vérité, d’en avoir la passion, la nostalgie, tout ce que vous voudrez ; alors que Faurisson n’a qu’une passion : la haine des juifs.

Vous écrivez que la démocratie doit être « cosmopolite ». Connaissez-vous une seule démocratie ayant réussi autrement que dans un cadre national ?

Vous avez raison pour ce qui est du passé. Mais prenez garde ! Nous changeons d’époque. Et une démocratie qui, demain, se confinerait dans son cadre national serait mûre pour le populisme – c’est-à-dire, encore une fois, pour une version molle, et donc plus insidieuse, de l’intégrisme.


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