Forum à la Mutualité, à l’initiative de Jacques-Alain Miller et des psychanalystes d’obédience lacanienne, autour du droit au secret et de ce qui, aujourd’hui, le menace.

Secret professionnel des avocats sournoisement désavoué chaque fois que peut être supputée, entre eux et leurs clients, je ne sais quelle complicité occulte.

Secret des journalistes, c’est-à-dire secret de leurs sources, qui est la condition de la liberté de l’information et dont on a bien vu, ici même, le 13 janvier, quand dix policiers sont venus perquisitionner les locaux du Point pour contraindre Olivia Recasens, Christophe Labbé et Jean-Michel Décugis à livrer les sources d’un article sur le dopage, comment il peut être remis en question.

Secret médical, le plus ancien de tous, puisqu’il remonte, lui, au serment d’Hippocrate, mais, de tous aussi le plus profondément menacé, comme en témoignent les différents projets de réforme des systèmes de santé publique, notamment mentale, concoctés ces dernières années par les bons apôtres de l’évaluation, de la mise en diagnostic généralisée et de ce que Foucault appelait « l’Etat médical ouvert ».

Secret des prêtres, enfin, secret de la confession, qui est peut-être, dans nos sociétés, la matrice de tous les autres, et dont l’ancienne imprescriptibilité ne va plus, elle non plus, toujours ni tout à fait de soi – entre autres signes, cet arrêt de la Cour de cassation du 17 décembre 2002 autorisant, en marge d’une affaire de pédophilie traitée par l’officialité diocésaine de Lyon, puis par un juge d’instruction de Nanterre, la justice à se saisir de disquettes informatiques que, depuis des siècles et des siècles, couvrait le secret du confessionnal.

L’enjeu, chaque fois, est bien cette conspiration contre la vie intérieure dont Bernanos a si bien dit qu’elle est, dans les sociétés modernes, le premier pas vers la tyrannie.

C’est ce goût de l’indiscrétion dont le système médiatique contemporain donne trop souvent l’exemple et dont la véritable cible est la réserve de subjectivité, donc de liberté, qui s’appelle aussi le for intérieur.

C’est une humanité sans secret, donc sans âme, ou perdant petit à petit son âme au sens où Schnitzler parlait de l’homme qui a perdu son ombre et qui, en perdant son ombre, en croyant gagner en éclat et faire le plein de lumière, ne fait qu’aller doucement vers sa propre annihilation.

C’est cette nécessité de transparence, en un mot, cette exigence de tout dire et de tout voir, cette volonté de pureté, dont nous savons qu’elles sont, au moins autant que leur contraire et que le désir, par exemple, d’étouffer les secrets d’Etat ou de dissimuler aux gouvernés les ressorts cachés de l’art de gouverner, le principe des despotismes et, à terme, des totalitarismes.

Jacques-Alain Miller, par ailleurs éditeur scrupuleux de l’œuvre de Jacques Lacan, a ouvert les débats.

Le ministre de la Santé, Philippe Douste-Blazy, les a clos avec un discours fort où il annonça au peuple des psys l’enterrement sans retour des mauvais plans qui, l’année passée, voulurent les mettre au pas.

Et j’ai essayé, moi-même, après d’autres, de faire mon travail de philosophe en proposant d’imprimer à cette belle notion, fragile, en péril et, par-dessus le marché, souvent confuse, de « droit au secret » une série de petits déplacements propres, me semble-t-il, à clarifier un peu le débat.

Un déplacement politique tentant de concilier la défense du for intérieur avec les acquis du procès de l’intériorité instruit, de Sartre à Lacan, par tout ce qui a compté dans l’antihumanisme contemporain.

Un déplacement philosophique prenant appui, pour briser le cercle infernal du droit au secret et de la volonté de vérité, sur un texte de Questions III où Heidegger explique qu’il en va de la relation du secret à son dévoilement comme de celle de l’oubli à la vérité, de l’abri au désabritement – l’un se nourrissant de l’autre, l’autre relançant l’un, et ainsi de suite, à l’infini.

Un déplacement étymologique rappelant à qui projetterait de se perdre dans les vertiges métaphysiques d’un secret insondable, ineffable (et d’autant plus difficile, donc, à défendre et préserver) que « secret » est le même mot que « discret », lequel est de la famille de « discerner », lequel signifie aussi « distinguer », ou « séparer », ou « isoler » – « secret » se disant alors de la relation d’un sujet, non à son fond, mais à un autre sujet.

Une clarification topologique, enfin, substituant au dispositif vertical de l’« ontologie du secret » chère, jadis, à Pierre Boutang un dispositif horizontal désignant, encore une fois, la relation d’une subjectivité à toutes les autres subjectivités avec lesquelles elle choisit, ou non, de faire connaissance – la défense de l’intimité revenant à dresser, autour de chacun, avec l’aide des avocats, des journalistes, des médecins et des prêtres, ces gardiens de la maison du secret, une mince mais indestructible muraille d’inviolabilité.

Cette bataille pour le secret ainsi compris, cet impératif de défendre, non la société, mais les individus qui la composent et qui ont tous droit à leur part d’ombre, voilà, mine de rien, l’un des enjeux majeurs de ce temps.


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