La guerre de Poutine en Ukraine…

L’escalade de Xi Jinping à Taïwan…

Les menaces d’Erdogan sur le Kurdistan syrien…

La presse iranienne, fidèle à Khamenei, qui se réjouit de la tentative d’assassinat contre Rushdie…

Les islamistes qui, d’Asie en Afrique, relèvent la tête…

Ce monde hors de ses gonds, cette offensive contre l’Occident, ses alliés, ses valeurs, cette nouvelle donne que j’ai annoncée, en 2017, dans L’Empire et les Cinq Rois et qui se vérifie partout, il y a plusieurs façons de les dater : Trump et son America First ; Obama et le non-respect de la ligne rouge qu’il avait lui-même, en 2013, interdit à Bachar el-Assad de franchir ; mais il y a aussi, voilà tout juste un an, tel un point de cristallisation, la chute de Kaboul.

De cet abandon d’un pays allié aux soldats du califat, de cette installation des talibans, c’est-à-dire d’Al-Qaïda, à la tête d’un État en train de se construire, de cet événement historique, peut-être historial, qui apparaîtra rétrospectivement comme le moment où la parole américaine a perdu le peu de crédit qui lui restait, on avait des images, des reportages, des témoignages – mais en voici, dans un livre (Les quinze jours qui ont fait basculer Kaboul, L’Observatoire), la première relation précise, détaillée, jour après jour, minute par minute.

L’auteur, David Martinon, était, depuis 2018, ambassadeur de France en Afghanistan.

Il évoque son amour ancien pour le peuple des poètes et des cavaliers.

Il raconte comment il tentait, depuis des mois, d’alerter les ambassades amies sur l’effet apocalyptique qu’aurait, si elle était confirmée, la décision de retirer les 2 500 derniers soldats américains. Mais ce qui fait le prix de son récit, c’est qu’il fut, quand advint le pire qu’il avait annoncé, l’un des témoins et acteurs de ce grand moment de débâcle, de ce Saigon auto-infligé, de ce Munich américain où les grandes démocraties ont tout perdu – sauf, comme ici, un peu de leur honneur.

Tout y est.

L’armée afghane démoralisée, écœurée par la corruption de ses chefs, qui se débande face à l’avancée des talibans.

Les capitales provinciales, avec leurs noms de légende, qui tombent comme des dominos.

Les seigneurs de la guerre que Martinon appelle les « ethnarques » et qui, à quelques exceptions près, dont celle d’Ismaïl Khan, le vieil émir d’Hérat, se battent à peine davantage.

La fuite sans gloire du président Ghani.

Et les étudiants en religion qui, à peine entrés dans Kaboul, semblent des meutes de loups lâchées aux trousses des femmes dévoilées, des journalistes aux visages trop connus ou des citoyens qui, croyant les promesses occidentales, avaient commencé de construire une société civile.

L’ambassadeur, alors, se mue en chef de guerre. Cette ambassade que j’ai connue, il y a vingt ans, quand le président Chirac m’y installa, quelques mois durant, afin de représenter la France dans cet Afghanistan en ruine et qu’il fallait reconstruire, il la transforme en camp retranché et le camp retranché en camp de transit pour nos amis que le président Macron a ordonné d’évacuer jusqu’au dernier.

Il fait couper les arbres et les luminaires de l’élégant jardin planté du temps de Georges Pompidou et le transforme en drop zone pour les hélicoptères MI-17.

On le voit, avec son équipe, évaluer la résistance, en cas d’attaque kamikaze, des murs déflecteurs en béton ; repérer, dans une cohue, un possible candidat à l’attentat suicide ; calculer les risques que l’on prend en allant secourir une famille au bord d’un oued ; créer un abcès de fixation ici ; envisager de passer en force là ; sécuriser une zone où l’on peut encore rassembler des candidats à l’exil ; improviser des protocoles d’accueil, des méthodes d’exfiltration.

On le suit quand il se présente, seul, à un checkpoint taliban pour négocier le passage d’un bus.

On est avec Gringo et Nico, deux des hommes du Raid qui assurent sa protection, quand ils se postent dans le mirador, au-dessus du portail, avec leurs fusils d’assaut G36, pour le couvrir pendant qu’il parlemente.

On vit avec lui ce moment très étrange, propre aux climats insurrectionnels, où craque le vernis des règles, des intimidations, des ascendants, et où un ambassadeur se retrouve discutant d’égal à égal avec un voyou, ivre de son nouveau pouvoir et à la gâchette facile.

On sent le crève-cœur que c’est d’avoir à choisir, établir des priorités, décider qui est menacé et qui l’est moins, qui est en haut des kill lists et qui pourra attendre.

Et on assiste aux scènes de panique devant les grilles de l’aéroport, puis sur les pistes, puis au pied des avions où des centaines d’Afghans tentent de monter à tout prix, s’accrochent aux ailes ou se cachent dans les trains d’atterrissage.

David Martinon sera, avec une poignée d’Américains dont il lui plaît de penser qu’ils sont issus de régiments qui débarquèrent sur Omaha Beach, l’un des derniers à s’envoler.

Et il apprendra que ses enfants, pendant ce temps, à Paris, jouaient à la guerre pour s’exercer à « protéger papa ».

J’ai connu d’autres ambassadeurs courage.

Je sais qu’ils sont nombreux à faire mentir l’étymologie de leur métier (« diplomate » est celui qui, selon les Grecs, se présente « plié en deux » face à la force).

Mais un récit comme celui-là, je ne l’avais pas lu.


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