Chacun le sait. Le sent. Ou, tout au moins, le pressent. La journée de commémoration d’hier aura été, quoi qu’il arrive, décisive pour l’avenir de la nation polonaise.

Ce qui s’y est joué ? D’abord, et malgré le dispositif policier, des manifestations monstres. Des rassemblements rarement vus dans un pays communiste. Des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui, les mains nues et en silence, sont venus dire leur refus de l’ordre totalitaire… Dans un pays étranglé, étouffé, où tous les moyens d’information et de communication de masse sont contrôlés par le pouvoir, cela fait tout de même beaucoup. C’est déjà, et à soi seul, un événement incalculable. On crierait presque, si l’on osait, au pur et simple miracle. Et le miracle c’est surtout que, face à ces foules immenses et à leur désir d’insoumission, le régime, de son côté, n’a strictement rien pu.

Car cela aussi est extraordinaire. Le général Jaruzelski peut bien tonner. Cogner. Faire donner sa police, son armée, ses milices. Et se résoudre, même, au massacre dont il avait su, jusqu’ici, conjurer l’abomination. L’évidence c’est, désormais, qu’il est, sur le fond, impuissant. Impotent. D’avance terrorisé par ceux-là mêmes qu’il aurait fallu soumettre à la Terreur. Et sans le moindre instrument de pression sur un peuple dont tout indique à présent qu’il s’est délibérément, et définitivement, mis en état d’insurrection. Que dire d’un pays où ce sont les puissants qui tremblent et les faibles qui menacent ? Où rien ne peut plus endiguer la crue des masses en rébellion ? Où le désir de liberté est plus fort, plus profondément irrépressible que tous les calculs d’intérêt, les désirs de servitude ? En langage politique concret, cela s’appelle une révolution. Et la vérité c’est qu’aujourd’hui, ce matin, à l’heure où ces lignes paraîtront, la situation polonaise sera, selon toute vraisemblance, une situation révolutionnaire.

Mieux, et pour être plus précis encore, je crois que la révolution dont il s’agit là est une révolution inédite. Inouïe. Sans exemple. Sans précédent. La plus exemplaire, peut-être, de l’époque où nous vivons. Car la seule qui, en fait, et sous son « pacifisme » apparent, a commencé de viser le centre, le cœur même de la Bête contemporaine. Il y a eu les émeutes de Berlin en 1953. Celles de Budapest en 1956. Le Printemps de Prague, en 1968. Mais jamais, nulle part, en aucune de ces circonstances, le mouvement n’était allé si loin. N’avait mené si profond la volonté de renouveau. N’avait à ce point entamé la base, l’assise même d’un socialisme. Et n’avait ainsi contrarié le cours, l’ordre institué des choses. Si ce qui se passe à Varsovie est aussi considérable, c’est que, pour la première fois en fait depuis plus de soixante ans, on y voit s’ébranler, se lézarder, peut-être même se dissiper le mythe, terrible, de l’irréversibilité des communismes réalisés.

Que ce soit l’Église catholique qui, en ce moment de vérité, ait joué le rôle essentiel, ne change évidemment rien à l’affaire. Cela contribuerait plutôt même, à mes yeux, à radicaliser encore les choses. Et de voir ces foules de rebelles armées de missels, de chapelets, de pauvres crucifix, ne fait que me renforcer dans l’idée qu’on est en présence, là, d’un mouvement qui excède infiniment l’ordre politique habituel. Jaruzelski ou Mgr Glemp ? Leonid Brejnev ou Jean-Paul II ? L’alternative peut paraître étrange. On peut s’étonner de ces singulières contrées où les bourreaux parlent la langue de Marx et les victimes, au contraire, celle de la Vierge Noire du sanctuaire de Jasna Gora. Ce que l’on ne peut guère nier, en revanche, c’est qu’il y a là l’index d’une nouveauté absolue : un conflit qui, bien au-delà des affrontements politiques, sociaux, syndicaux, auxquels on le réduit d’habitude, voit s’opposer rien moins que deux projets, deux visées, deux modèles de civilisation.

Comment les Soviétiques réagiront-ils à ce conflit ? C’est, à coup sûr, l’inconnue majeure du jour. La grande incertitude des heures, des semaines qui s’annoncent. Et je ne jurerais même pas qu’au Kremlin l’on soit réellement fixé, déjà, sur la conduite à adopter. Mais ce que l’on peut prévoir, c’est que les choses ne pourront pas indéfiniment demeurer en cet état d’extrême tension. C’est que l’idée même d’un dialogue, d’un compromis, d’une conciliation devient, à mesure que passe le temps, de plus en plus invraisemblable. C’est que les partisans de la force, de l’écrasement pur et simple, sont eux aussi, et au même rythme, en train de triompher. Jaruzelski, on s’en souvient, c’était le Pétain polonais. Il devait être le mirifique artisan d’un soviétisme sans Soviétiques. C’est lui qui, sans l’Armée rouge, était censé faire la besogne, la politique de l’Armée rouge. En sorte que son échec, inéluctable désormais, ne peut guère s’interpréter autrement que comme la faillite de ceux qui, à Moscou, espéraient encore le prodige d’une « intervention sans ingérence » dans les affaires intérieures polonaises…

Qu’on m’entende bien. Je ne suis pas en train de dire que l’invasion soit pour aujourd’hui. Et je me garderai bien, sur ce sujet, de risquer le moindre pronostic. Mais peut-on prendre le risque, pour autant, de tenir pour rien la rencontre, au milieu du mois d’août, entre Brejnev et le général sur les bords de la mer Noire ? Les provocations d’un ministre de l’intérieur qui, mercredi dernier, brandissait le premier, de son chef, et face, je le répète, à une foule désarmée la menace d’une « effusion de sang » ? Le bref communiqué qui, ce vendredi encore, faisait état d’exercices militaires conjoints polono-soviétiques aux portes de la capitale, à quelques centaines de mètres à peine du lieu de la manifestation d’hier ? Il y a là, qu’on le veuille ou non, des signes inquiétants. Un œil, une oreille exercés ne peuvent pas ne pas y retrouver l’écho, presque la littérale répétition, du scénario qui, il y a huit mois maintenant, préparait au premier coup d’Etat. Et le moins troublant, dans cette affaire, n’est pas de voir avec quelle terrible, implacable régularité, nous sommes déjà, ici, je veux dire en France et en Europe, en train de reproduire notre comportement d’alors…

Car enfin, cette fois encore, qu’attendons-nous ? Il ne tient qu’à nous, nous le savons fort bien, de dire non à l’inévitable. Il est en notre pouvoir, ou du moins en celui de nos princes, de dire haut, sans ambages, ce qu’un bain de sang coûterait à ses auteurs. Un mot, un seul, de l’un d’entre eux, pourrait déjà, s’il le voulait, signifier aux assassins qu’ils n’assassineront pas, cette fois, en toute impunité. Et nul n’ignore, surtout, que les financiers, les banquiers, donc les gouvernements occidentaux, ont le pouvoir, entre leurs mains, de précipiter, s’ils le décident, la banqueroute de l’économie polonaise. Or cette décision ne vient pas. Ce mot, ces mots, on ne les entend guère. Aucune voix ne s’est levée pour dire cette évidence que, du sort de Varsovie dépend peut-être, et à terme, celui de l’Europe tout entière. Et force est de constater qu’exactement comme en décembre dernier nous nous contentons d’assister, impavides et silencieux, à l’extinction de ce qui pourrait bien être, pourtant, le dernier souffle de la Liberté en Pologne.

Cette singulière incurie, je ne sais trop, lorsque j’y songe, à quoi l’attribuer. Lâcheté ? Indifférence ? Ultimes séquelles du vieil et éternel tempérament munichois ? Retour de l’esprit des années trente et de son légendaire aveuglement face à la montée des périls ? Ou incapacité spécifique à entendre quoi que ce soit au destin planétaire de l’Empire soviétique ? Il y a de tout cela, c’est sûr, dans l’incurie ambiante. Mais il y a le fait, aussi, que les choses, en conscience, nous paraissent d’emblée jouées. Cette sourde conviction, ancrée au plus profond de nous-mêmes, que les insurgés, quoi que nous fassions, sont inévitablement condamnés. Cet obscur préjugé qui nous fait conférer aux Etats totalitaires je ne sais quel magique pouvoir de déjouer, chaque fois, les assauts qui, de l’intérieur, en entameraient la cohérence. Et j’ai bien peur, au total, qu’il n’y ait de bons Polonais, à nos yeux, que les Polonais morts ; et que la cause de leur liberté ne commence de nous intéresser que le jour où elle sera écrasée sous les chars, enfermée dans les camps.

Je souhaite me tromper. Je ne veux rien tant que voir démenti, très vite, mon pessimisme de ce matin. Et je hais, en ces matières, l’amère, la douloureuse jouissance d’avoir trop tôt raison. N’empêche que l’heure, je le redis encore, est cruciale. Qu’il est difficile d’être plus atrocement seul que ne le sont, aujourd’hui, les simples gens de Pologne. Et que c’est là, en cet état, au plus haut de cette vertigineuse solitude, qu’ils s’engagent dans l’épreuve, dans le calvaire d’une Résistance dont les manifestations d’hier auront, en ce sens aussi sans doute, été la décisive station.


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