Tout est dans la main du grand garçon qui cache les yeux du petit pour dérober à son regard une chose que lui a vue et que nous ne verrons, nous, pas non plus puisqu’elle est hors cadre. Que cela peut-il bien être ? Que peut-il y avoir de pire que le cadavre, derrière eux, que le petit a déjà vu ou qu’on ne lui interdit, en tout cas, pas de voir ? Deux cadavres ? Trois ? Autre chose, pire encore que tout cela ? La guerre, c’est le règne de ce pire encore. De toutes les guerres que j’ai couvertes, je suis toujours rentré en disant : « ce que j’ai vu était pire encore que tout ce que j’avais, jusque-là, vu et imaginé. »

Qui connaît encore le nom du chef du commando chrétien qui, dans la nuit du 16 au 17 septembre 1982, perpétra ce carnage de Sabra et Chatila ? Qui se souvient qu’il continua, sous le même nom, Elie Hobeika, une assez brillante carrière de député, puis de ministre, dans le Liban inféodé aux Syriens ? Qui s’est même avisé de sa mort, vingt ans plus tard, vingt ans ! dans un attentat à la voiture piégée, sans que nul ait jamais songé à l’interroger sur le scénario de cette nuit terrible ? Personne, non, ne se souvient. Seule reste dans les mémoires la « responsabilité d’Israël ». Seul compte, depuis vingt ans, le mythe de la culpabilité de Sharon dans ce massacre inter-libanais.

Le soldat est russe. Mais la ville est tchétchène. Elle eut « la forme d’une ville » (Julien Gracq) avant que cette volonté urbicide qui est la caractéristique de toutes les guerres modernes, après qu’elle a été l’un des traits constants de tous les fascismes du XXe siècle, ne l’ait réduite à ce tas de ruines. Je me souviens de Grozny… Nous ne verrons plus rien, à Grozny…

Le char et le cocktail Molotov dans une bouteille de Pepsi-Cola. La rage du combattant au premier plan. La sidération de ses compagnons, près de lui, qui ne devaient sans doute pas imaginer qu’il s’expose et les expose ainsi. Peut-être l’homme a-t-il perdu la tête. Peut-être était-il las de ce drôle de temps de la guerre qui est le temps de l’attente et de la patience.

Ces visages-là, ces silhouettes encapuchonnées, ce corps que l’on devine supplicié et achevé, sous les yeux du photographe, peut-être pour lui, à coups de crosses et de bottes, cette scène de barbarie serbe contre un civil de Bosnie-Herzégovine, j’ai l’impression d’avoir vécu cela, de l’avoir décrit, dénoncé – ou d’avoir décrit des scènes si semblables que je suis, rien qu’à la voir, saisi d’une sorte de nausée. L’homme, à terre, n’est pas mort. Il geint. Il implore. Il sait qu’il va mourir parce qu’on a découvert, en lui faisant baisser son pantalon, qu’il était circoncis et, donc, probablement musulman. Nous sommes en mars 1992. Au cœur de l’Europe civilisée. Un demi-siècle après le « plus jamais ça » qui suivit la libération des camps nazis.

On dit « la » guerre Irak-Iran. On dit « les troupes iraniennes avancent sous le feu irakien ». On dit « un million de morts ». Sauf que c’est, chaque fois, un. C’est un million de fois un homme, un seul, qui, comme celui-ci, avance prudemment, comme le vivant qu’il est encore et qui croit qu’il ne va pas mourir. La terrible solitude des guerres. Leur non moins terrible illusion. La certitude – que l’on a toujours – que la mort c’est pour les autres et qu’elle va passer à côté. Cet homme, à cet instant, va mourir – et il l’ignore.

Voilà à quoi Kaboul ressemblait au temps des talibans. Une ville fantôme. Des quartiers entiers transformés en ruines aux allures de mines de sel. Un urbicide, à nouveau. Oh oui, encore et éternellement le même urbicide. Encore et éternellement, cette furieuse haine des villes qui fait le lien entre toutes les barbaries contemporaines. Massoud, à tout le moins, avait fait revivre Kaboul pendant son bref règne au début des années 90. Et, après lui, Karzaï.

On croirait les camions à gaz évoqués par Claude Lanzmann dans Shoah. On croirait les chambres à gaz ambulantes des Einsatzgruppen, unités mobiles d’extermination, qui opéraient à Chelmno, au centre de la Pologne, à l’été 1941. Sauf qu’on n’est pas en Pologne mais au Kurdistan et que Hitler, ici, s’appelle Saddam Hussein. Je serai, bien des années plus tard, farouchement opposé à la guerre de Bush en Irak. Je dirai et répéterai que, menée comme elle le sera, elle ne pouvait être que politiquement désastreuse. Mais qu’elle eut, moralement, une part de légitimité, cette photo est là pour le montrer.

Cette troupe de pauvres gens, humiliés, et qui semblent prier. A qui s’adressent-ils ? A leur futur bourreau ? Aux Vietnamiens qui les ont chassés, puis retrouvés, dans les forêts où ils avaient cherché refuge telles des bêtes en grand nombre ? Ou à ce Dieu païen, sanglant, qui est le Dieu moderne de la guerre et qui n’en finit pas de renaître quand, comme les barbares d’aujourd’hui, on s’acharne sur le Dieu des juifs et des chrétiens ?

Voilà, de toutes ces images, la plus fausse, la plus insuffisante – et celle qui, de toutes, exigeait sans doute le plus d’être légendée. Car que montre-t-elle ? Des réfugiés, comme d’habitude. Des pauvres gens qui ont tout perdu et qui fuient leur village, leur pays. Des hommes, des femmes, des enfants, dont le spectacle déclenche, aussitôt, le réflexe compassionnel. Sauf qu’il y a une chose, une seule, que cette image ne dit pas. Ces hommes sont des assassins. Ces victimes sont des bourreaux. Ces milliers de pauvres diables que la machine humanitaire va prendre en charge sont les génocidaires hutus qui fuient le Rwanda où le FPR a pris le pouvoir et qui ont encore sur les mains le sang des 800 000 Tutsis qu’ils ont tués un à un, à la machette – record du monde horaire du génocide. Limite de l’image. Limite, aussi, de l’humanitaire. Et comment leur conjonction induit, parfois, en fausseté. Pitié dangereuse (Stefan Zweig).

Ceci n’est pas une guerre. Dans une guerre il y a des armées et ces armées s’affrontent. Ici il n’y a pas des armées, mais une armée qui a, contre elle, des civils, le plus souvent désarmés. Depuis mon retour du Darfour, je vis avec des images semblables à celle-ci – et ma rage.

Ceci n’est pas un checkpoint. Dans les guerres classiques il y a des batailles pour le contrôle du territoire et, donc, des points de contrôle qui marquent les avancées et les reculs, les victoires et les défaites. Ces nouvelles guerres sont des guerres où il n’y a plus de front. Ce sont des guerres mobiles, labiles, où s’affrontent des colonnes de fantômes. J’ai vu ces fantômes, ces spectres, ou des spectres qui leur ressemblaient, en 2001, au Burundi, en Angola, au Sud-Soudan.

Ceci n’est pas un braquage. Ni une menace. C’est une mise à mort annoncée. Un crâne qui va exploser. Un œil qui, pour la dernière fois, fixe l’objectif du photographe et va s’éteindre. L’effroi dans ce regard. La nudité de ce visage. C’est au contact de ces guerres que j’ai compris ce qu’il y avait à la fois de beau et de faux dans le mot fameux de Levinas sur le visage nu qui est, parce que nu, une interdiction de tuer. Hegel, hélas, avait, avant lui, établi le théorème inverse : le visage nu est aussi ce qui, parfois, invite à tuer.

Koweït, 1991. Une guerre pour le pétrole ? Mais oui. Pourquoi pas ? Pourquoi se résoudrait-on à laisser une dictature priver le monde de pétrole ? Donc, au sens propre, de carburant ? Donc le déstabiliser économiquement ? Les victimes, on les connaît. Ce sont les pays les plus pauvres, les vrais damnés de la terre, que le riche Saddam Hussein tenait à sa merci. Et ce sont, aussi, les démocraties dont on sait – depuis les années 30 au moins – qu’elles ne résistent pas toujours à la crise, puis à la ruine, de leur prospérité.

Cette guerre-ci, en revanche, la deuxième guerre d’Irak, ne fut pas une guerre pour le pétrole. Je sais que c’est ce que l’on répète, partout, depuis des années, comme une ritournelle. Mais il se trouve que c’est idiot. Et que, si les Américains n’avaient voulu que son pétrole, ils avaient un moyen bien plus simple que de lui faire la guerre : c’était de dealer avec Saddam Hussein qui, à ce moment-là, ne demandait pas mieux. Cette photo-ci, cela dit, m’a toujours mis mal à l’aise. On ne traite pas un homme comme un chien – fût-il le pire de ses ennemis.


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