On connaît Bernard-Henri Lévy pour sa présence sur le terrain des conflits, pour ses engagements dont on retient récemment celui en faveur de l’Ukraine. On connaît donc un Bernard-Henri Lévy restreint à une image non politique, mais politisée – une projection médiatique de ce à quoi on souhaite l’affilier sans toujours prendre en compte l’arrière-plan intellectuel qui sous-tend chacune de ses démarches.
Solitude d’Israël, en librairies ce 20 mars, prend en porte-à-faux ce préjugé : Bernard-Henri Lévy, au lendemain du 7 octobre 2023, se rend en Israël, et il s’y rend avant tout en philosophe. Il s’agit bien d’un questionnement philosophique essentiel qui ouvre cet ouvrage : « tous les évènements ne sont pas des évènements ». Comment, donc définir, ce qu’est l’« Évènement », délibérément majuscule, qui, s’il désigne la date particulière du pogrom du 7 octobre, concerne l’être de tout homme ? « Tous n’ont pas la puissance historiale, époquale, instauratrice d’une ère, de ce que le philosophe Reiner Schürmann appelle un Évènement ». On retrouve, dans cette suite d’adjectifs, le suffixe -al caractéristique du terme incontournable de Heidegger – ayant lui-même inspiré Reiner Schürmann – « existential » : est existential tout ce qui se rapporte à l’ontologie de l’existence humaine. Le véritable Évènement est celui qui affecte l’être de l’homme en son fondement, son mode d’être à travers l’histoire et l’époque, le passé et le présent – ici, l’histoire du peuple juif et l’actualité conflictuelle à Gaza.
Il y a un avant et un après 7 octobre, et l’intention de Bernard-Henri Lévy est précisément de chercher à penser cet « après » à partir de la « déchirure » de l’Évènement. Le philosophe est celui qui se situe dans cette déchirure, c’est-à-dire entre les deux parties séparées de l’avant et de l’après, les confronte, les concilie ; cet entre-deux, qui rappelle le « zwischen », « l’entre » de Heidegger, est l’espace de l’être profond de l’être humain que nous sommes tous, au-delà du point particulier, dans le temps, du 7 octobre. Le philosophe est dès lors l’homme de l’époque : de ce temps au-delà du temps, de cette épochê – en grec, la coupure, la suspension, la mise en parenthèse du monde momentanée pour mieux le rejoindre et le comprendre. Le re-joindre – refaire la jonction entre le passé et le présent – et le comprendre – être avec, car « ce n’est plus l’âme juive, ou israélienne, qui était ici meurtrie : c’est la conscience de tous ».
Solitude d’Israël rejoue ce qu’aurait dû être pour nous l’interpellation de cet Événement, de cette « trouée » dans le « Temps », « imprévisible », « impensabl(e) », « incalculabl(e) ». L’Évènement fait violence au réel, il en est le traumatisme – le basculement dans l’irréversible. Ce que souligne Bernard-Henri Lévy est que l’après-coup, pour reprendre l’expression freudienne, de ce traumatisme du pogrom n’a pas véritablement eu lieu. L’après-coup suppose la prise de conscience, puis l’intégration de l’évènement traumatisant, pour permettre la reprise de la temporalité interrompue. Dans le cas du 7 octobre, ce processus a été altéré : on a intégré le traumatisme sans en prendre conscience. Si le temps est passage, il est passage de l’autre – les évènements – dans le même – la continuité. Ici, c’est comme si l’autre était passé à côté du même sans jamais interférer avec. Passer à côté, ou « effacer », dit Bernard-Henri Lévy. Se produit un étrange phénomène d’une temporalité, dans la conscience collective, à rebours, revenant incessamment avant la « déchirure » ; un bond dans le temps, dans la pensée, dont la rhétorique, la mauvaise foi du « oui mais » prennent la forme. Le « oui » intègre l’évènement, le « mais » en refuse la conscience, et l’ordre du temps est brouillé. Ainsi, toute époque est rendue impossible : toute tentative de relier passé et présent, de comprendre l’actualité de l’après et, surtout, de penser la déchirure puisque la penser impose d’essayer de créer à nouveau du passage entre ce qu’elle sépare. Bernard-Henri Lévy qualifie cet effacement d’évènement de l’évènement : « il consista, cet évènement numéro 2, à désamorcer, refouler, tenter d’oublier la portée du premier ». Un évènement qui néantise simultanément l’être et la pensée qui aurait pu permettre à ce dernier de sortir, justement, du néant, dans lequel il a été plongé ce jour-là.
L’axe directeur de la pensée de Bernard-Henri Lévy, est, contre le néant, l’humanité derrière le peuple juif. Une humanité par l’histoire, tout d’abord, d’un « peuple qui a donné le Livre à l’humanité et qui est aussi le plus vieux peuple persécuté du monde », dont le « commandement abrahamique » dit que « cette maison que nous avons bâtie » devrait être « une maison de prière pour tous les peuples ». Une humanité par son époque qui semble la nier dans l’oubli de ce commandement : « que celui qui hait cela le dise. Il dira seulement qu’il haïssait les hommes ». La dernière partie du livre, « L’histoire et la vérité », est une réflexion sur cette humanité d’un peuple qui ne se pense plus. L’époque que révèle le 7 octobre est le problème de la vérité, du comment faire histoire sans la conscience de l’évènement, du comment faire évènement sans la conscience de l’histoire. C’est pourquoi l’époque ici en jeu est philosophique par essence, elle est une déchirure de la vérité en raison de la déchirure même du temps que l’effacement provoque. Levinas, Rosenzweig sont convoqués, et rappellent la parole historique de l’être juif, qui, premièrement, est être. De l’être à l’intérieur du « cœur d’Israël » est la conclusion sur laquelle le dernier chapitre se ferme, comme une responsabilité qui nous incombe. Une responsabilité intellectuelle, en faveur de cette pensée de l’Évènement jusque-là absente, et une responsabilité éthique à le penser. « Si le mal qui a eu lieu et celui qui a lieu – si ce mal est, alors à partir de là l’être se fait encore plus énigmatique pour ce que nous avons à en penser et à en endurer ». L’Évènement a posé l’énigme que l’on n’a pas cherché à résoudre. Alors, Solitude d’Israël est un combat pour oser la regarder en face, un « combat », tel que Heidegger en fait l’usage, de non pas « exterminer physiquement ou encore seulement abattre militairement, mais seulement porter, à travers un rapport renouvelé et radical, l’essence propre qui est en retrait dans la machination dans laquelle nous sommes nous-mêmes tombés ».
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