On croyait tout savoir sur Mitterrand. Eh bien non. Voici, après le livre d’Ariane Chemin (dont on a d’ailleurs, je trouve, bizarrement sous-estimé les vraies informations qu’il contenait) celui de Jacques Attali, C’était François Mitterrand (Fayard). Et c’est, une fois de plus, au fil d’un récit relatant par le menu, mais sur un ton « mémorialiste » qui n’est plus celui des Verbatim, les vingt années passées dans l’ombre de notre dernier monarque, tout le décor qui paraît tourner. Mitterrand intime. Mitterrand obscur. Rigueurs et caprices de Mitterrand. Cynisme de Mitterrand confiant, à la veille de sa seconde élection, que les Français sont las des programmes et qu’il se présentera donc sans programme. Roublardise de Mitterrand allant clairement à Sarajevo, comme je l’avais toujours pressenti, pour signifier son refus d’« une participation française à des opérations militaires antiserbes ». Grande et petite géopolitique d’un Mitterrand aidant délibérément Saddam à maintenir « l’équilibre multiséculaire entre Arabes et Persans ». Mitterrand et ses écrivains. Mitterrand, ses coups bas, son goût pour les âmes en même temps que pour les complots. Mitterrand « presque en larmes » le jour où il apprend la mort de Pierre Bérégovoy. L’hallucinant portrait de Mitterrand apprenant sa maladie, puis guérissant, ressuscitant d’entre les mourants et parvenant à effacer jusqu’à la trace de l’information dans la tête de ceux qu’il avait mis, comme lui, Attali, dans le secret. Mitterrand et Bousquet qu’il fait déjeuner, dès 1977, avec son historiographe éberlué. Mitterrand et les juifs qu’il aima d’un amour bien plus sincère, plus vrai, qu’on ne l’a dit. Bref, un Mitterrand différent. Parfois inattendu. Et, de fait, un excellent Attali.

On croit tout savoir sur Al-Qaeda. Toujours. Or voici, sous la plume de l’un de nos meilleurs reporters de guerre, en conclusion d’un livre consacré à ce Proche-Orient qu’il n’appelle jamais, comme Mitterrand d’ailleurs, que « Moyen-Orient », des pages qui nous changent du prêchi-prêcha progressiste sur « le terrorisme fils de la misère et de l’humiliation du monde arabe ». Le livre s’appelle Pourquoi ils se battent (Flammarion). L’auteur, Renaud Girard, est un homme de terrain qui sait, donc, de quoi il parle. Et ses dernières pages (« L’Angélisme occidental et l’homme nouveau islamiste ») sont, avec Les Habits neufs de la terreur de l’Américain Paul Berman, ce que j’ai lu de plus pertinent, depuis longtemps, sur la question. L’islamisme politique, une idéologie déclinante ? Voire, comme l’ont annoncé certains « experts », une vision du monde mise en échec par les forces conjointes de la modernité, du marché et de la Fin de l’Histoire ? Mais non, répond Girard au terme d’une investigation qui le mène de Beyrouth à Bagdad et de Gaza à Rawalpindi ou Jalalabad. Une idéologie en progrès. La dernière idéologie encore en circulation. Et une idéologie qui, du coup, recycle tout ce qui peut l’être des fascismes précédents. Je ne suis pas d’accord avec lui quand il dit qu’il ne faut pas craindre, pour lutter contre les fous de Dieu, d’aller jusqu’à « restreindre le champ des libertés civiles ». Mais je pense qu’il faut l’entendre – et, déjà, le lire – quand il s’inquiète de nos aveuglements, s’indigne de nos lâchetés et nous crie que le spectacle des fauteurs de haine prêchant, sur Internet, leur haine des Juifs et des Croisés est à peu près aussi dément que l’eût été celui de nazis « organisant une quête dans Hyde Park, devant un portrait d’Adolf Hitler, juste après les premiers bombardements du Blitz ».

Et puis troisième livre de la semaine : celui d’un tout jeune homme, Jean Birnbaum, auquel on devait déjà le dernier entretien avec Derrida et qui donne un texte dont le titre – Leur Jeunesse et la nôtre (Stock) – est comme l’enfant naturel d’un couple étrange mais fécond, le trotskysme et le péguysme. Au commencement, une génération – la sienne – qui, même si elle a pris acte de la faillite des politiques de l’Absolu, n’a pas renoncé au rêve d’insoumission. Sur son chemin, une autre génération – la mienne – qui serait animée du coupable fantasme d’avoir été, non pas « une » génération, mais l’ultime, la finale, celle à partir de laquelle la grande politique devrait s’éteindre. Et face à cette arrogance, face au refus de transmettre qui va avec, face à cette parole coupée, cette rupture de chaîne généalogique, le détour par une autre génération encore, plus ancienne et, surtout, plus bavarde : celle d’une petite famille où l’on a fait du passage de flambeau une obligation quasi sacrée et qui est celle des premiers trotskystes français. Je ne suis pas sûr, là non plus, de partager l’idée d’un clan de soixante-huitards pratiquant on ne sait quel « après moi, non le déluge, mais la terre brûlée de la mémoire ». Mais on ne peut qu’aimer le principe de cette enquête en filiation. On ne peut qu’admirer sa générosité en même temps que, dans les derniers chapitres, sa lucidité navrée. Ce voyage qui conduit une exigence d’aujourd’hui de Raoul le rebelle à Robert Barcia dit Hardy, d’un ancien du Rail Rouge à un vieil intraitable passé par les Brigades Internationales, ce parfum qui s’en dégage d’espérance et de clandestinité mêlées, d’héroïsme et de brutalité, souvent de martyre et parfois de cruauté, tout cela relève, en effet, du monde d’hier – mais c’est la vertu de ces pages de nous le donner à revivre et penser.


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