Bernard-Henri Lévy – BHL pour les médias – est probablement l’intellectuel français le plus controversé. Symbole du terrorisme moral de la gauche pour certains, gestionnaire consciencieux de sa propre notoriété pour d’autres, cet ancien élève de Normale Sup au look délibérément estudiantin, ex-maoïste reconverti dans les droits de l’homme, séduisit jadis François Mitterrand avant d’investir la scène éditoriale (directeur de collection chez Grasset), de crever l’écran lors d’un Apostrophes demeuré fameux puis de subjuguer les dames du Femina (Le Diable en tête, 1986).

Dans son dernier livre, Éloge des intellectuels, il dresse un état des lieux de la pensée française contemporaine et fait le bilan (provisoire) de la sienne. La figure de l’intellectuel va-t-elle s’effacer au profit des nouvelles stars médiatiques ? À quoi peut servir, à quoi doit servir un intellectuel par les temps qui courent ? Je n’envisage pas ces questions dans les mêmes termes que Lévy et les points de vue ordinairement défendus dans Madame Figaro ne sont pas les siens. Aussi l’ai-je rencontré avec l’intention de le forcer dans ses retranchements. La vérité m’oblige à dire que nous avons passé un agréable après-midi à philosopher – dans son QG du Twickenham, dans un taxi, dans un autre bar, dans un autre taxi. Car cet homme est mobile : si vous le lancez sur Le Pen ou la résistance afghane, il rebondit sur Spinoza, Kant ou Benda ; en sorte qu’il faut se résoudre à faire le tour du monde tel qu’il le pense ou rien du tout.

Nous avons fait ce tour du monde, avec de ma part quelque pugnacité, et de la sienne une grande courtoisie. Nous ne sommes pas tombés dans les bras intellectuels ou politiques l’un de l’autre. Si ce dialogue forcément elliptique avait une utilité, ce serait de mieux préciser où et comment un homme qui se veut toujours de gauche et un homme qui se croit de droite, appartenant l’un et l’autre à la génération dite de Mai 68, se séparent. Vous voilà conviées au plus exotique des voyages : une croisière « intello » au bout de la rive gauche…

DENIS TILLINAC : Monsieur l’intellectuel, bonjour ! Au fait, à quoi reconnaît-on un intellectuel ? Qui le désigne comme tel ? Doit-il être diplômé, breveté ? Un écrivain, un philosophe, un savant, un artiste sont-ils des intellectuels ?

BERNARD-HENRI LÉVY : Pas forcément. Pas constamment. L’intellectuel se définit lui-même. Il se nomme – un peu comme le baptême nomme le chrétien. Cependant, cette figure de l’intellectuel est une figure datée : en gros elle apparaît au moment de l’affaire Dreyfus. Et, comme elle a une date de naissance, on peut raisonnablement supposer qu’elle aura une date de décès !

Ce qui ne vous réjouit pas. Si je vous comprends bien, l’intellectuel dont vous faites l’éloge est français, et il intervient dans le champ de la politique. Il s’engage.

Oui, il s’engage. Il prend la parole. Souvent au rarement, ça dépend des personnalités, des circonstances. Claude Simon a parlé quatre fois dans sa vie : après Munich, pendant l’Occupation, lors de la guerre d’Algérie et en Mai 68. Alors, il s’est comporté en intellectuel. Le reste du temps il est écrivain, il affronte son œuvre.

Si les intellectuels cessaient de prendre des positions politiques, vous ne croyez pas qu’on s’en porterait mieux ? De Barrès à Sartre en passant par Brasillach, Aragon, Éluard et sans oublier BHL disciple de Mao Tsê-tung, les intellectuels fascinés par la politique ont proféré pas mal de bêtises, et quelquefois des bêtises dangereuses.

« Disciple de Mao Tsê-tung », vous allez fort ! Je me suis expliqué là-dessus au début de mes Indes Rouges. J’ai dit ce qu’a pu représenter pour ma génération la fascination chinoise. Mais enfin je n’ai jamais été à proprement parler un militant… Quoi qu’il en soit, ce passage par le gauchisme n’a pas été dénué de sens. Ça peut paraître paradoxal mais je pense que pour bien comprendre la dérive totalitaire, il n’est pas mauvais d’avoir failli y succomber. Plus exactement : je crois que c’est grâce à ses intellectuels qui furent maoïstes ou trotskistes que la France est vaccinée contre le totalitarisme. Mieux que l’Italie où il y a des écrivains, mais pas vraiment des intellectuels. Mieux que les États-Unis où la tentation marxiste hante les campus.

Mais tous ces délires…

L’intellectuel délire plus rarement que vous n’avez l’air de le penser. Souvent, il a sauvé l’honneur de la France. Lors de l’affaire Dreyfus, première manifestation de l’antisémitisme moderne, ce sont des intellectuels qui ont pris le parti de la vérité : Zola, Mallarmé… Même chose à l’évènement du fascisme, puis après Munich ou durant la guerre d’Algérie. Même chose encore ces dernières années, avec le grand mouvement antitotalitaire dont notre pays peut s’enorgueillir.

Vous attribuez donc à l’intellectuel une aptitude particulière à la détection du mal. Au nom de quoi ?

Au nom des valeurs universelles que je continue d’invoquer, bien qu’elles ne soient pas à la mode.

La Vérité, la Raison, la Justice ? Il y a dans votre livre une sorte d’incantation à la gloire de ces concepts. Je vous ferai remarquer que depuis Robespierre et Saint-Just, ils ont été célébrés par les pires tyrans obsédés de pureté sociale, les apôtres du degré zéro et de la table rase, les révolutionnaires de tous crins…

La soif de pureté est effectivement le signe du totalitarisme. Parce qu’elle voudrait effacer le manque fondamental, le Mal…

La disparition de Dieu…

Si vous voulez. On n’en finira pas facilement avec Dieu.

Auquel vous ne croyez pas.

Mais dont la mort me concerne. Elle est tragique. Je ne crois pas que Dieu existe mais je crois que nous en sommes inconsolables. De même je ne crois pas à la vérité comme essence, mais comme désir.

Et la Raison, que vous écrivez avec un grand R, ce qui le glace un peu le sang !

Mais non, voyons ! Il n’y a pas de quoi ! Quand je parle de la Raison ce n’est bien évidemment pas en ce sens « terroriste ». C’est au sens d’un désir, là aussi. Au sens d’un pari. Oui, c’est ça : je parie sur autre chose que la force, l’instinct, ou même la « vie »…

Vous êtes complètement idéaliste. On dirait que la matérialité n’a aucune prise sur vous.

Si j’étais cuistre, je dirais que je suis spinoziste. Autrement dit : je crois que les idées viennent des idées, la connaissance de la connaissance.

En vertu de quoi, par exemple, vous reprochez à Lévi-Strauss de ne pas vouloir se prononcer sur les problèmes de la Nouvelle-Calédonie, faute de « compétence ».

Zola non plus n’était pas « compétent » pour s’occuper de Dreyfus. N’empêche qu’il l’a fait. À ses risques et périls. Et en sortant résolument de ce qu’était sa spécialité. Cette histoire de compétence est souvent un alibi commode. De même que cette religion des choses vues, du concret qu’on trouve chez les journalistes et qui me semble être une vaste foutaise.

Le concret effectivement n’est pas votre souci. Vous manipulez des concepts, vous ouvrez à l’intelligence un crédit que je trouve très imprudent. À la limite, on peut selon vous penser le monde sans quitter sa bibliothèque.

Oui, bien sûr. Encore que je crois être l’un des intellectuels de ma génération à s’être le plus volontiers engagé sur le terrain : je suis allé au Bangladesh, en Éthiopie, en Afghanistan…

C’est vrai ; mais vous n’y êtes pas allé pour découvrir humblement les secrets d’une culture.

J’y suis allé, en général, pour secourir des victimes, pour témoigner de leur martyre.

Et aussi pour enrôler vos concepts de référence : Vérité, Raison, Justice. Pour vous ils sont une valeur universelle ?

Oui, universelle.

Et les « droits de l’homme », qui en découlent, sont exigibles partout de la même façon ?

Absolument.

Plaquer des notions occidentales sur des sociétés qui ne sont pas occidentales, je trouve que ça confine au racisme, et Lévi-Strauss l’a montré avant moi. Ne vaut-il pas mieux respecter les différences, et considérer que ce qui est bon pour un Français ne l’est pas forcément pour un Peul ou un Polynésien ?

C’est au contraire, la matrice du racisme. Faites attention à ces histoires de différences. En leur nom il faudrait accepter l’excision des femmes au Sahel, leur claustration dans le monde arabe, le port du tchador en Iran.

Des coutumes qui selon vous relèvent de la barbarie.

Pas selon vous ?

Pas forcément. C’est un débat de fond. Vous vous êtes fait le chantre du cosmopolitisme, vous n’aimez pas les racines, les valeurs liées au sol natal et aux ancêtres, tout ce qui procure à l’homme une identité de base.

L’enracinement est une évidence ; on est fatalement de quelque part, il y a toujours une arrière-scène à nos évaluations. Tout est dans la façon de l’assumer. Je vais vous faire une confidence : je n’ai jamais vu l’endroit où je suis né et ça ne m’intéresse pas. Je me sens chez moi dans beaucoup de grandes villes, je suis un citoyen des lieux anonymes. L’homme est serf par ses racines, libre par l’universel, la Loi…

La Loi, pour vous, c’est la Bible – le verbe de ce Dieu auquel vous ne croyez pas mais dont le message vous paraît insurmontable. Ce message, vous le ramenez à des impératifs – Justice, Raison, Vérité – que l’intellectuel aurait vocation à défendre. Il doit être, je vous cite : inodore, sans saveur. Et abstrait. Je le trouve plutôt tristounet, votre intellectuel.

La question n’est pas là, vous le savez bien. Ce que je voudrais c’est que l’intellectuel sache se tenir en marge, en situation de dissidence par rapport à toutes les croyances. Il ne devrait jamais se laisser engluer dans les religions communautaires. Il doit faire abstraction – je sais, le mot vous déplaît, tant pis – il doit faire abstraction de ce qui nourrit les fantasmes collectifs. Bref, il doit s’en tenir à ses principes, et refuser les solidarités horizontales.

C’est-à-dire, en somme, la famille, le terroir, la patrie, le clan, la tribu, le club…

Poursuivez et vous arriverez à la race. Au bout des solidarités matricielles, il y a la tentation pétainiste, le racisme, le refus de l’autre, de la circulation des hommes, des idées et des marchandises.

Je vous accorde qu’il y a cette tentation. Mais enfin je ne suis aucunement pétainiste et cependant je me sens bien dans ma peau de Corrézien, de Français, d’Occidental et de catholique. Si je vous disais que je me sens peu concerné par la tradition judaïque, et que je préfère le Nouveau Testament à l’Ancien.

Je vous répondrais que vous êtes un mauvais catholique.

Vous n’auriez pas entièrement tort… Reste que les hommes ne sont pas des robots, ils ont besoin de racines, de repères, de traditions et de parentés. La civilisation c’est le judéo-christianisme, certes, mais c’est aussi Athènes et Rome, puis un catholicisme qui s’est incarné diversement au cours des âges : le grégorien, la chevalerie, l’art roman, les vers de Racine, la prose de Chateaubriand. Toute cette chose culturelle, vous la refusez ?

Non, je ne la refuse pas. Mettons qu’à mon goût il y en ait un peu trop dans le catholicisme. Trop de chair, trop de stratégie, pas assez de loi. Il existe deux versants dans le judéo-christianisme : celui des prophètes, celui des apôtres. Je me range plutôt dans celui des prophètes.

Revenons à l’intellectuel français. Vous datez son déclin : fin des années soixante, Foucault, Lacan, Deleuze, Barthes, les philosophies qui refusent un sens à la vie et relativisent tout y compris l’homme.

Je ne dirais pas les choses tout à fait ainsi. Mais enfin, ça se passe à ce moment-là, c’est vrai. Et ce qui est décisif c’est l’effondrement des grands repères qui faisaient que l’intellectuel était possible. Remarque subsidiaire : c’est aussi par son refus d’une morale – ou par l’incapacité structurelle des philosophies contemporaines à en fonder une – que l’intellectuel s’est sabordé.

Les temps ont changé, BHL. D’abord les acteurs de Mai 68 ont quarante ans, certains ont troqué leur morale politique contre des maroquins ministériels. Par ailleurs vous êtes un produit de Normale Sup, vous raisonnez avec les outils d’une solide culture philosophique. Mais aujourd’hui les leaders d’opinion font plutôt l’ENA que des humanités, et les pourvoyeurs d’idées sont derrière le petit écran.

Je vous vois venir : le déclin des intellectuels découlerait de l’évolution technique, des conditionnements qu’elle implique. Pas d’accord. La télé n’est pas un monstre cynique mais un vecteur ; l’intellectuel peut et doit s’en servir. Il se sert bien du téléphone.

Je ne comprends plus : vous défendez la culture médiatique et vous déplorez que Montand, Coluche ou Tapie passent pour des moralistes. C’est pour le moins une contradiction.

Ne confondons pas. Si Tapie, Montand ou Coluche sont fétichisés, ce n’est pas leur faute ni celle des médias ; c’est parce que ceux qui ont vocation de penser ne le font plus. Ou s’ils pensent, ils n’interviennent plus.

Vous voulez dire : ils n’interviennent plus dans la politique.

Oui, dans la politique. Il ne s’agit pas qu’ils le fassent systématiquement. Le temps de l’« engagisme », des pétitions hebdomadaires est révolu. On n’est pas intellectuel comme on est maçon ou notaire, ce n’est pas un statut social. Un écrivain doit écrire, un artiste peindre ou sculpter. Cela dans la solitude, car le créateur est toujours seul.

Seul, donc désengagé.

Seul, et éventuellement désengagé. L’important me paraît être qu’il redevienne un intellectuel quand les droits de l’homme sont en jeu. S’il ne le fait pas, personne d’autre ne le fera à sa place.

Aujourd’hui, en France, les droits de l’homme sont-ils réellement menacés ? À vous lire, les années quatre-vingt seraient caractérisées par la « banalisation de l’infamie », les « meurtres en série », etc.

Et le « lepénisme ». J’estime en effet que d’ici à la fin du siècle, la crise économique aidant, les droits de l’homme auront besoin d’être défendus.

Le péril viendra de l’extrême-droite ?

Tout à fait. Encore que le communisme, amoindri électoralement, peut redevenir séduisant.

Ce communisme avec lequel les intellectuels de gauche ont si longtemps flirté.

Votre remarque ne me concerne pas. Je me suis démarqué de Mitterrand quand il a signé le programme commun et j’ai protesté quand Mauroy a pris des communistes au gouvernement.

Peu d’entre vos amis ont fait preuve de la même intransigeance. Je prends acte de votre anticommunisme. Mais vous restez un intellectuel de gauche ; votre livre peut être lu comme une tentative de restauration de l’intellectuel de gauche dans sa majesté. Peut-être ambitionnez-vous secrètement d’être le Sartre de votre époque. Ça me paraît impossible : l’intellectuel ne fait pas plus la loi morale aujourd’hui que Lang ou Léotard ne font la culture, la NRF la littérature. Nous sommes dans un autre monde, la télé règne, quoi qu’on pense de ce règne. Entre votre parole et celle d’un animateur ou d’un présentateur de journal au hasard, c’est la parole télévisuelle que l’opinion retiendra.

Vous avez tort de croire que les médias font la loi. Ils modifient les règles du jeu, ils ne fixent pas les enjeux. Vous remarquerez que les gens de télé cherchent tous une légitimité autre que médiatique. En règle générale, l’erreur serait de croire que la technique va marginaliser la pensée. Je crois au contraire qu’elle lui ouvre de nouveaux espaces de liberté ! C’est ce qui s’est du reste passé, déjà, au moment de l’arrivée de la photo, puis de la radio, puis du cinéma. Chaque fois il y a des grincheux qui ont crié au désastre, à la débâcle. Chaque fois, la pensée, la littérature ont relevé le défi.

Peut-être. Je ne suis pas seul à craindre que la technique n’acculture le monde entier. Elle menace de noyer sa diversité sous un déluge de Coca-Cola et de béton armé…

Moi, j’aime le Coca-Cola, et je ne déteste pas le béton. L’aventure du la technique m’intéresse…

Soit. Vous pensez donc que la société future ménagera une petite place aux intellectuels.

Une grande, s’ils osent la prendre au lieu de sa replier frileusement sur la nostalgie.

Vous n’êtes pas porté sur la nostalgie.

Pas spécialement. Je suis mal dans ma société, mais plutôt bien dans mon siècle.

Vous m’avez dit qu’à l’instar de Sartre vous n’aimiez pas la campagne.

Je préfère la ville, on y est plus libre, on y respire mieux.

Il faut que je vous quitte : mon train va partir. J’habite la campagne, je trouve qu’on y respire mieux, qu’on y est plus près du monde. Peut-être le rat des villes est-il plutôt de gauche, le rat des champs plutôt de droite. Bernard-Henri Lévy, je vous laisse le mot de la fin.

Vous êtes trop bon ! S’il faut vraiment conclure je dirai que je ne suis pas fâché, tout compte fait, de cette conversation. Nous ne sommes pas d’accord, c’est évident. Nous avons des sensibilités, des visions du monde assez radicalement divergentes. Mais je ne trouve pas inutile que ce type de confrontation puisse avoir lieu. Pour quelqu’un qui, comme moi, a fait l’éloge du « sectarisme », ce n’est pas rien que de l’admettre.


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