Je me souviens que Mitterrand a commencé son règne rue Soufflot, là où L’Éducation sentimentale se terminait. Normal, puisque Flaubert annonce – déjà – la fin du socialisme.
Je me souviens d’Aragon, à la Bastille, hurlant : « Poulidor au pouvoir ».
Je me souviens du jour où Mitterrand a lu, dans le regard de ceux qui le félicitaient de sa victoire : « Comme c’est triste que ce ne soit pas Mendès ! Quel dommage que ce ne soit que Mitterrand ! » De ce jour date, j’en suis sûr, l’inexpiable haine de Mitterrand contre Mendès.
Je me souviens du jour où il a invité Sollers à déjeuner dans le seul but de lui demander les « clefs » d’un de ses romans.
Je me souviens que Mitterrand reconnaissait ses vrais ennemis à ce qu’ils avalaient le « e » de son nom et disaient – disent encore ? – « Mitrand ».
Je me souviens que l’on repérait, en revanche, le mitterrandiste de stricte obédience à ce drôle de geste qu’ils lui avaient tous emprunté : la main gauche posée à plat sur la table, la droite qui la caressait en un geste à la fois prudent, cauteleux, voluptueux. « Le geste de la secte », m’avait dit Gaston Defferre qui riait, lui, de cela et du reste.
Je me souviens que le Front national était à moins de 2% en 1981.
Je me souviens – soyons justes – que les communistes étaient, eux, presque à 20%.
Je me souviens du jour – et du moment – où Mitterrand a appris que Rocard quittait le gouvernement. Il était en train de voir, au Club 13, un film de Lelouch qui s’appelait Partir, revenir.
Je me souviens que ces quatorze ans de mitterrandisme sont quatorze ans de plus dans la vie de chacun d’entre nous et donc, forcément, dans la mienne.
Je me souviens du temps où il venait, parfois, fêter mon anniversaire. Et je me souviens que, la dernière fois, Jean-Paul Dollé, ivre, lui avait renvoyé à la figure son rôle pendant la guerre d’Algérie. La haine des ex-militants gauchistes envers Mitterrand… Si j’ai aimé Mitterrand c’est que je n’ai, au fond, jamais été un vrai militant…
Je me souviens de ces jeunes femmes qui pensaient face à lui : « Comme je suis intéressante ! il n’y a rien au monde de si intéressant que moi ! »
Je me souviens d’un Mitterrand qui sut, dès le premier jour, occuper toutes les cases de l’échiquier politique : les gaullistes et les antigaullistes, les pro et les antiatlantistes, les crypto et les anticommunistes, le marché et les nationalisations, le « coup d’État permanent » et la consécration des institutions de la Cinquième République. Je me souviens d’un joueur qui, aux dames, se serait arrogé le droit d’occuper et les noirs et les blancs. Et je me souviens d’un président qui aura été, de ce fait, bien plus représentatif de la France que Giscard, Pompidou et de Gaulle.
Je me souviens du jour où j’ai compris qu’il n’avait jamais lu, de Marx, que le Manifeste communiste.
Je me souviens qu’il n’aimait pas tant que cela Chardonne, ni Drieu, ni la littérature de droite.
Je me souviens que, dès 1982 en revanche, dans une interview à Paris-Match, j’avais parlé du « pétainisme » de Mitterrand. Il m’avait fait venir à l’Élysée et nous avions fait, mot à mot, une explication de mon texte.
Je me souviens de Jean-Pierre Chevènement dont j’avais révélé, dans Le Matin de Claude Perdriel, le passé maurrassien. Et je me souviens que, du jour au lendemain, l’unique exemplaire de son mémoire sur Maurras et le nationalisme français avait bizarrement disparu de la bibliothèque de Sciences Po. Mais qui, à part Mitterrand (qui ne cessa, il faut bien le dire, jamais de défendre son ministre) a envie de se souvenir, aujourd’hui, de Jean-Pierre Chevènement et de son mémoire ?
Je me souviens, aussi, de Mitterrand à la Knesset.
Je me souviens – toujours la même volonté d’occuper toutes les cases du damier… – du Mitterrand intraitable sur la question du racisme.
Pourquoi Mitterrand a-t-il finalement choisi de livrer lui-même les clefs de son passé vichyste ? Je me souviens m’être dit, au moment de la publication du livre de Pierre Péan : « Il a fini par comprendre qu’il ne sera jamais l’un des très grands hommes d’État de l’Histoire de France ; qui sait s’il ne tente pas de marquer l’époque en devenant, à défaut, un immense personnage de roman ? ». Il faudrait un Valéry capable d’écrire une « situation de Mitterrand » où il serait dit : « De Gaulle avait pris la France ; Jaurès et Blum, le socialisme ; il ne lui restait que la légende – devenir ce mystère vivant, cette énigme inépuisable, offerte à la sagacité de générations de commentateurs ».
Je me souviens que Mitterrand a créé Arte et que, dans la colonne positive du bilan, cela vaut bien les « acquis sociaux ».
Je me souviens de Mitterrand interpellant Brejnev, au Kremlin ou petit-déjeunant, à Prague, avec un proscrit nommé Havel. Et cela, aussi, était beau.
Je me souviens du jour où j’ai apporté à Mitterrand le message de détresse du président bosniaque Izetbegovic. Je me souviens de celui où je lui ai amené, un an après, le président bosniaque en personne. Je me souviens de son voyage à Sarajevo, bouleversant. Et puis je me souviens avoir rompu le jour où, étant venu le filmer pour Bosna !, je compris qu’il avait été le premier chef d’État à être informé de l’existence de camps en Bosnie et que, de cette information, il avait choisi de ne rien faire.
Je me souviens de tant de choses… Comme dit un proverbe africain que m’a cité, un jour, Mitterrand : « Quand la mémoire va chercher du bois, elle rapporte le fagot qui lui plaît ».
Je me souviens avoir voté pour un socialiste nommé Jospin auquel il préféra, quoi qu’il en dise, un adversaire nommé Chirac. Parce qu’il voyait en lui un autre lui-même ? Un double fraternel ? Cet autre jour où il a dit : « Chirac c’est moi, en pire ».
Je me souviens de Mitterrand
Les années Mitterrand, mode d’emploi.
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